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22/07/2008 | |||
Jacques Vergès tel qu’en lui-même | |||
(MFI) Dans La passion de défendre, un journal écrit en 2005 et 2006, le célèbre avocat nous fait vivre au jour le jour son actualité juridico-politique, et voyager d’un bout à l’autre de la planète au cœur des plus grands dossiers. Que l’on partage ou pas sa vision tiers-mondiste, sa voix, unique, éveille en nous une part de conscience enfouie. | |||
Jacques Vergès entre d’emblée dans le vif du sujet, se souvenant avoir déclaré un jour à la BBC, à propos du procès de Nuremberg : « Je croirai à la justice internationale le jour où je verrai M. McNamara assis au banc des accusés. » La veille au soir, il a justement visionné un film où l’ancien ministre de Johnson puis de Kennedy était présenté comme un criminel. En 1945, à Nuremberg, « les juges anglais oublient que leurs bombardiers ont tué 250 000 civils allemands à Dresde, et les Américains que les leurs ont détruit Hiroshima et Nagasaki. Les juges français oublient le travail forcé en Afrique et les Russes le goulag »… Pour l’avocat, qui fait jour après jour le procès des bonnes intentions, ces crimes, sans effacer ceux des nazis, auraient pour le moins exigé « de la part des Alliés un retour sur leurs propres crimes. Plus jamais les crimes nazis, mais plus jamais non plus les crimes des démocraties. » Bien rempli, l’agenda de Jacques Vergès tutoie les questions les plus brûlantes. Le lendemain, il doit déposer une « plainte contre le 1er régiment de Marines en Irak, au nom de M. Al Joundi ». Le chauffeur des otages français Christian Chesnot et Georges Malbrunot, arrêté dans Falloujah, a été retenu prisonnier des Américains pendant une semaine, « soumis à la question : six simulacres d’exécution et deux jours de torture par l’électricité pour lui arracher des adresses de résistants ». Une guerre « hors la loi » puisqu’en 2002, une circulaire du ministère de la Justice américain a décidé que les lois interdisant la torture « ne s’appliquent pas à la détention ni aux interrogatoires des combattants ennemis ». Il pense à La Gangrène, ce récit des tortures subies par des Algériens à Paris, publié en 1959 par Jérôme Lindon. Indochine, Algérie, aujourd’hui l’Irak… Faisant allusion plus loin aux attentats du 7 juillet 2005 à Londres, alors que le News of the World publie photos et citations comparant Tony Blair à Winston Churchill, il s’en prend à l’Occident pris en flagrant délit de décadence et qu’il qualifie de « société de l’imposture », notamment lorsque ce magazine compare Ben Laden à Hitler. Pour lui, Hitler est « la face sombre que nous craignons d’affronter, le miroir qui nous renvoie une image, la nôtre, que nous ne voulons pas voir. (…) Il est, pour nos belles âmes, ce qu’était son portrait pour Dorian Gray ». Virtuose des prétoires, virtuose de la plume Homme de culture hors du commun, ce virtuose des prétoires l’est aussi de la plume. A l’époque de la Déclaration universelle des droits de l’homme, fait-il remarquer, la « supériorité de l’Occident n’est pas de respecter ces droits mais de les proclamer ». L’Occident pratiquait l’esclavage, et « la servitude de ceux qui ignoraient leurs nobles principes était justifiée. C’est la logique de Simon de Montfort massacrant les Albigeois au nom du Christ, Dieu d’amour. Hitler était plus cynique. » Tout comme sans doute l’auteur de ces lignes. Un autre jour, l’avocat exprime son horreur après avoir vu le film de l’Israélien Amos Gitaï Terre promise, où « de jeunes Estoniennes, acheminées vers Israël par des mafieux russes, via Le Caire et Port-Saïd », sont transportées « par caravane vers un foirail où elles seront parquées comme du bétail, puis vendues aux enchères ». Personnage aux multiples facettes, l’avocat, souvent qualifié de provocateur, s’emploie surtout à fustiger les bien-pensants qui oublient de balayer devant leur porte. En premier lieu « les droits-de-l’hommistes » et les démocrates autoproclamés qui alimentent sans s’en soucier l’injustice permanente des plus forts et des plus opportunistes. Rempli d’histoires pétillantes, de procès célèbres en rencontres insolites ou dîners en ville, le journal de Jacques Vergès dévoile aussi ses penchants épicuriens, ses rêves, son obsession de la mort qui le visite, et parfois ses secrets – donnant une dimension intimiste à l’ouvrage. « En dépit des conditions de ma naissance – mon père, chassé de son poste de consul pour avoir épousé ma mère vietnamienne –, je n’ai jamais éprouvé le complexe du métis », confie-t-il à l’équipe de tournage qui entame, le 13 janvier, un documentaire sur sa vie. Ses racines – on le sait – sont ancrées dans la grande lutte de libération des peuples du tiers-monde. « Le souvenir des guerres coloniales, et du colonialisme en général, est une plaie qui ne cicatrise pas pour la bonne raison que nos prétendues élites se refusent à débrider la plaie et à la nettoyer », déplore-t-il, pleurant ses amis d’antan qui s’éteignent un à un. Notamment ceux du collectif de défense des prisonniers du FLN algérien auquel il a appartenu. Sur François Mitterrand, son propos est mordant. Il trouve « surréaliste » la phrase qui lui est attribuée : « De Gaulle, si on lui enlève le 18 juin, il ne reste pas grand-chose. » S’il est impensable de dissocier de Gaulle du 18 juin « même par la pensée », lui ne peut davantage, « même par la pensée, séparer Mitterrand des écoutes de l’Elysée ». De Gaulle, « l’homme du non dans une société de consensus où règne la pensée unique », l’homme de l’indépendance nationale, l’homme de la paix en Algérie, de la décolonisation et du discours de Phnom Penh... Un homme libre de sa pensée, aux convictions parfois jusqu’au-boutistes Plus surprenant, mais s’inscrivant dans cette même logique anticolonialiste, son penchant à défendre des dirigeants africains contestés, comme le Congolais Sassou N’Guesso ; ses regrets apparemment sincères quand il apprend la mort du Togolais Gnassingbé Eyadema ; ou son entêtement à rédiger un Livre Blanc contre les exactions des forces rebelles du Nord ivoirien, volant à la rescousse du couple présidentiel, Simone et Laurent Gbagbo. « Vous avez défié, dérangé, bousculé. Et pourtant le cigare dont la fumée vous enveloppe témoigne de votre calme, de votre sincérité, de votre lucidité », dit le mot posé un jour sur son bureau et signé Yves Bonnet, l’ancien patron de la DST. Expliquant plus tôt à des élèves avocats sa passion de défendre, il leur dit : « La profession permet aux passionnés d’assumer le plus possible d’humanité, celle du puritain comme celle du débauché, de l’escroc comme du jaloux, non pas pour les excuser, mais pour que la répression ait un sens à leurs yeux et pour la société. » Ou encore : « Le temps finit par mettre en perspective nos actes. » L’idéal de justice qui transpire de ces pages est en effet celui d’un homme libre de sa pensée – même si ses convictions, parfois jusqu’au-boutistes, mériteraient parfois d’être revisitées. Mais que l’on partage ou pas sa vision tiers-mondiste, sa voix, unique, éveille en nous une part de conscience enfouie. Jacques Vergès. Journal. La passion de défendre. Editions du Rocher. 403 pages. 23 euros. | |||
Antoinette Delafin | |||
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