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02/12/2008
Autour de Lévi-Strauss (1)
Françoise Héritier : « Claude Lévi-Strauss a révolutionné notre manière de penser l’Autre et l’Ailleurs »


(MFI) Le 28 novembre dernier, Claude Lévi-Strauss a fêté ses cent ans, ce qu’aucun Académicien n’avait réussi avant lui. Surtout connu pour ses études des sociétés et des mythologies amérindiennes, le célèbre anthropologue français a révolutionné les sciences humaines en y introduisant la méthode structuraliste, empruntée à la linguistique. A l’occasion du centenaire de l’auteur de Tristes tropiques, MFI a rencontré Françoise Héritier, qui a succédé à Claude Lévi-Strauss au Collège de France et qui est considérée comme l’héritière de sa pensée.

MFI : Françoise Héritier, en 1983, au Collège de France, vous avez succédé à Claude Lévi-Strauss à la tête du Laboratoire d’anthropologie sociale. De quoi s’agit-il exactement ?

F.H. : C’est tout d’abord un lieu de travail et de recherches. Ce laboratoire a été fondé par Claude Lévi-Strauss après son élection au Collège de France, en 1959. On pourrait dire que c’était une provocation de sa part de qualifier ce lieu de « laboratoire » car ce terme provient du champ de l’expérimentation scientifique. Le but était d’affirmer la scientificité des sciences sociales, dans la mesure où celles-ci se servent des mêmes types de raisonnement et des mêmes facultés cognitives que les sciences de la nature.

MFI : L’anthropologie était un concept novateur à l’époque ?

F. H. : Le concept a été emprunté aux Américains, qui parlaient d’anthropologie sociale et d’anthropologie culturelle. En France, on utilisait les termes d’«ethnologie» ou d’« ethnographie» pour désigner la description et l’étude pragmatique des sociétés lointaines, qui sont aussi l’objet de l’anthropologie. L’anthropologue cherche à débusquer sous le fatras apparent de données matérielles, des lois générales et universelles correspondant au fonctionnement de l’esprit humain. C’est Claude Lévi-Strauss qui a mis sur le devant de la scène le terme d’«anthropologie sociale» parce qu’il travaillait dans le domaine de la parenté : il s’agissait de liens sociaux. Par la suite, il a travaillé sur les mythes, qui relèvent de la culture. Ses travaux sont ainsi à cheval sur l’anthropologie sociale et l’anthropologie culturelle.

MFI : Le nom de Claude Lévi-Strauss reste surtout associé à l’école française du structuralisme. Comment le définir ?

F. H. : L’anthropologie est le contenu. Le structuralisme est la méthode pour déchiffrer ce contenu par un travail de mise à jour de lois générales et d’invariants. Claude Lévi-Strauss a emprunté la méthode structuraliste aux linguistes, qui travaillaient sur la combinaison de phonèmes conçus comme seules unités pertinentes pour la structure du langage. Son originalité est d’avoir pensé que les données de base à partir desquelles chaque société institue ses règles de parenté et de mariage peuvent être comparées aux phonèmes de l’analyse linguistique.

MFI : Quelles sont ces données de base ?

F. H. : C’est le fait qu’il y a deux sexes : masculin et féminin. Les deux sexes doivent se rencontrer, s’unir, copuler pour engendrer. Ils engendrent à nouveau des garçons et des filles. C’est le fait que les parents précèdent toujours les enfants. On ne peut pas renverser l’ordre, même si certains mythes en suggèrent la possibilité. De même, les aînés précèdent les cadets. Enfin, on ne fait pas tous les enfants d’un coup, ce qui crée des lignes de collatéralité à des niveaux différents. A partir de ces matériaux simples mais limités, qui ressemblent en quelque sorte aux phonèmes distingués par l’analyse structurale en linguistique, l’esprit humain a conçu une série de combinatoires qui rendent compte, par exemple, de règles variées de filiation, de résidence, de choix du conjoint, etc. L’étude des structures élémentaires de la parenté par Claude Lévi-Strauss a permis de montrer que ces combinatoires se traduisent par les mécanismes simples de l’échange matrimonial. Ses successeurs, dont je fais partie, ont retrouvé dans ce fonctionnement les structures complexes et semi-complexes de la parenté.

MFI : Vous êtes géographe et historienne de formation. A quel moment vous êtes-vous intéressée à la pensée de Claude Lévi-Strauss ?

F. H. : Je suis venue à l’ethnologie en allant écouter Claude Lévi-Strauss à l’Ecole pratique des hautes études. Nous étions alors dans les années 1950. Je ne le connaissais pas mais j’avais des camarades qui suivaient ses cours, et qui étaient enthousiasmés par ce professeur fraîchement débarqué des Etats-Unis. J’ai eu alors envie de les accompagner. Je n’ai plus décroché depuis… Pour moi, ses cours étaient extrêmement rafraîchissants, innovants et dépaysants. Ayant grandi dans la période de l’après-guerre, j’ai eu droit à une éducation très ethnocentrée, qui enseignait que l’Occident était au centre du monde et des savoirs. J’ignorais tout des autres modes de pensée, des autres organisations sociales. L’enseignement de Claude Lévi-Strauss sur le système de parenté à Fidji ou sur la chasse rituelle des aigles chez les Hidatsa a révolutionné ma façon de penser l’Autre et l’Ailleurs. Ce fut une découverte totale.

MFI : Quel genre de professeur était-il ?

F. H. : C’était un professeur qui ouvrait des champs de réflexion et vous laissait libre d’y entrer ou non. Je ne pense pas qu’il ait jamais tenté d’infléchir la façon de travailler de ses étudiants ou de ses chercheurs. Au mieux, il les aidait à circonscrire leur objet d’étude et à préciser leurs objectifs et leur pensée. Quant à la méthode, il n’a jamais imposé la sienne. Il n’a pas créé d’Ecole non plus. Il y a des gens comme moi qui se reconnaissent structuralistes mais il n’y a pas eu d’école structuraliste française en anthropologie sociale.



Françoise Héritier est professeur honoraire au Collège de France. Elle a écrit : L’exercice de la parenté, Gallimard-Le Seuil, Paris, 1981 ; Les deux sœurs et leur mère, anthropologie de l'inceste, Odile Jacob, Paris, 1994 ; Masculin/Féminin, en deux tomes : La pensée de la différence et Dissoudre la hiérarchie, Odile Jacob, Paris, 1995 et 2002 ; De la violence, deux tomes, Odile Jacob, 1996 et 1999.
Françoise Héritier, professeur honoraire au Collège de France : « L’anthropologie structurale a conféré une égale dignité à toutes les sociétés humaines »


Propos recueillis par Tirthankar Chanda

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