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06/10/2009
"Trois femmes puissantes" : Marie Ndiaye au sommet de son art

(MFI) La romancire franaise livre avec son nouveau roman, un triptyque domin par des figures de femmes singulires combattant pour prserver leur dignit face aux souillures de la vie. Magnifiquement servi par la prose magique et matrise de l'auteur, ce roman est blouissant d'intelligence et de finesse.

Le nouveau roman de la Franaise Marie Ndiaye, Trois femmes puissantes, se droule en grande partie en Afrique, plus prcisment au Sngal, pays dont est issu le pre de l'crivain. J'ai l'impression d'avoir puis le matriau des provinces franaises o j'ai camp la plupart de mes romans. Je me suis donc tourne vers l'Afrique qui me semble elle aussi riche en potentialits romanesques , aime-t-elle rpondre lorsque on l'interroge sur ce tropisme africain. Or l'Afrique que Marie Ndiaye a choisi de raconter n'est pas celle que nous connaissons travers les mdias. Il s'agit d'une Afrique fantme, fantasme o les thmes qu'on associe habituellement au continent noir tels que la corruption, la misre, la fuite des cerveaux et des bras sont prsents, mais de manire dcale, travers la subjectivit des personnages o le rel se mle avec le surrel, les hommes souvent en grand effondrement avec des monstres assis sur les ventres dont on ne peut se dbarrasser. Avec Marie Ndiaye, nous sortons dfinitivement du roman raliste ou no-raliste la franaise, pour retourner de plain-pied dans le rcit-conte o le monde est signifi avant d'tre reprsent et o les hommes cohabitent avec les dmons et les btes. Trois femmes puissantes n'est pas un roman proprement parler, mais plutt le recueil de trois longues nouvelles ou novela qui sont lies par une atmosphre (fantasmatique) commune, les lieux (Dakar, le village de vacances de Dara Salam, la prison de Reubeuss) et les personnages. J'avais envie d'crire un triptyque, trois portraits de femmes , dit Marie Ndiaye. Comme dans une construction musicale, les trois rcits sont aussi lis par une thmatique commune, celle de la qute initiatique. Double d'un sentiment d'abjection qui traverse les pages de cette sombre pope de femmes en lutte. Les trois femmes en question ont pour noms Norahh, Fanta et Khady Dembra. Elles sont mtisses ou africaines. Elles sont uses, abuses, exploites par les hommes, par leurs familles. Pourtant, ce sont des femmes puissantes. Mes protagonistes ne sont pas puissantes dans le sens classique du terme, explique l'auteur. Elles ne sont pas riches, elles ne sont pas dominantes, mais elles sont chacune animes d'une force intrieure inbranlable.

Norah, dtermine librer son petit frre de l'emprise du pre

D'o vient cette force ? Sans doute de leur exprience de la vie, de leurs infatigables combats contre la cruaut de ce monde rgi par des lois patriarcales et marchandes. Norahh, abandonne par son pre africain et leve par sa mre, franaise et coiffeuse qui a d parfois vendre son corps pour joindre les deux bouts, est devenue avocate. Lorsqu'elle tait enfant, son pre est rentr en Afrique avec son fils de 5 ans, laissant la mre lever seule les deux filles. Adolescente, elle fut tmoin de la dvastation sentimentale et psychique de sa mre, ternellement en deuil d'un fils qui lui avait t arrach. Devenue mre son tour, la jeune femme est convoque en Afrique par son pre pour une affaire urgente et mystrieuse. En dbarquant dans la vaste maison paternelle, elle dcouvre le vrai visage de son pre ( Son pre, cet homme fini, brillait de mille feux livides. ), l'ampleur de sa corruption qui a englouti ses proches et plus particulirement son fils unique, Sony, le garon qui a d grandir priv de l'amour maternel. Pour ne pas tre contamine elle aussi par la souillure paternelle, Norah veut partir loin, retrouver sa fille Paris pour laquelle elle s'inquite. Elle voulait fuir au plus vite cette maison funbre, elle avait l'impression cependant qu'en ayant accept d'y revenir et su reprer l'arbre o perchait son pre, elle avait engag sa responsabilit trop avant pour dtourner le regard et rentrer chez elle. Mais Norah ne s'enfuira pas. Le chapitre se clt sur sa dtermination librer son petit frre de l'emprise du pre. Elle veillerait sur Sony, elle le ramnerait la maison. C'est ainsi.

Fanta, rduite au silence

Fanta, la protagoniste du second rcit, est prise, elle aussi, dans le tourbillon de la vie. Contrairement Norah, elle est prsente en pointill dans sa propre histoire, capte essentiellement travers le regard de son mari Rudy Descas. Ce dernier fut autrefois professeur de littrature mdivale dans un lyce franais du Sngal, avant de devoir quitter prcipitamment ce pays pour la France, en raison, semble-t-il, d'une sombre rixe raciste avec ses lves. Suspendu par le conseil disciplinaire de son cole, Rudy persuade son pouse sngalaise de le suivre en France, en promettant de lui trouver un poste dans l'enseignement. Or sans les diplmes requis par l'Education nationale, Fanta doit se contenter de son sort de mre au foyer, se rsigner s'enterrer son corps dfendant dans une solitude d'exile , au cour d'une France provinciale o il ne se passe strictement rien. Elle, qui avait lutt si bravement depuis l'enfance pour devenir un tre instruit et cultiv, pour sortir de l'interminable ralit, si froide, si monotone, de l'indigence , est prisonnire de sa condition de femme et de mre. Son mari, pour sa part, a trouv un emploi de commercial chez un fabricant de cuisines rustiques. Le dclassement social de Rudy, signifi par la marque de sa voiture (une Nevada, alors que ses collgues roulent en Mercds ou en BMW), les humiliations dont il est rgulirement victime dans son entreprise, les excentricits religieuses de sa mre finissent par peser sur les relations conjugales et par transformer leur vie en un vritable enfer, sem de rancours et d'amertume. Mais les frustrations de Fanta n'clatent pas la surface du texte car elle est absente du rcit. Sa complainte est souterraine, se faisant entendre seulement dans les interstices du rcit premier (celui de Rudy Descas). Les pages de ce chapitre n'en rsonnent pas moins des hurlements sourds et volcaniques de la femme rduite au silence, au niveau de l'histoire tout comme au niveau de sa narration. L'ruption promet d'tre violente !

Khady, ou l'inbranlable confiance en soi

La violence caractrise aussi le troisime et dernier rcit, celui de la jeune Khady Dembra, rejete par sa famille et engage dans un douloureux parcours de libration. Ayant perdu son mari et ne pouvant trouver refuge chez ses proches, la jeune femme veut tenter sa chance de l'autre ct de la frontire. Blesse aux pieds, elle avance claudiquant travers la mle vers la forteresse aux murs barbels et inhospitaliers qu'elle doit gravir pour gagner sa libert. Violente, bouscule, pille de ses maigres conomies, elle ne perd pas le nord et affirme son droit inalinable au bonheur et la vie. Etre de lumire et de posie, Khady Dembra ne ressemble aucun autre personnage de Ndiaye. Elle n'en est pas moins puissante. La puissance de Khady Dembra rside dans son inbranlable confiance en soi, explique la romancire. Elle ne doute jamais, jusqu' la dernire minute, dans son humanit absolue. Trois femmes puissantes est sans aucun doute l'un des plus beaux romans de Marie Ndiaye. La romancire, au sommet de son art, a russi ici l'exploit de runir en un seul livre la force et la fragilit, l'abjection et la grandeur de l'exprience humaine contemporaine. Et cela, travers une prose magistrale, potique, matrise au millimtre prs. Les jurys des grands prix littraires ne s'y sont pas tromps. Ce roman figure dans la shortlist de presque tous les grands prix de l'automne. Une nouvelle conscration attend sans doute Marie Ndiaye qui a dj reu le prix Femina en 2001. Cette fois, ce sera peut-tre le Goncourt. Le Goncourt mrite Marie Ndiaye !

"Trois femmes puissantes", par Marie Ndiaye. d. Gallimard, 319 pages, 19 euros.

Tirthankar Chanda

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