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20/10/2009
Denis Gheerbrant, un documentariste tmoin de son temps La ralit comme champ magntique

(MFI) Alors que La Rpublique Marseille (srie de sept films) sort en octobre en salle Paris, les ditions Montparnasse proposent un coffret de deux DVD intitul Denis Gheerbrant l'arpenteur : quatre long-mtrages et un moyen-mtrage indits. Au total, cinq heures trente en compagnie de l'un des grands documentaristes de notre poque.

Publi dans la collection Le geste cinmatographique, le cinaste voyageur Denis Gheerbrant a dsormais toute sa place aux cts des Jean Rouch et autres Rithy Panh. Arpenteur de l'espace et du temps, chercheur d'avenir, accoucheur d'inconscient, il explore depuis trente ans, seul avec sa camra et son magntophone, la socit franaise et belge qu'il poursuit jusque dans des lieux souvent dvasts par les crises, en qute de leur parole qui se rvle presque toujours la fois digne et vivante. Cet ternel intrus possde un art consomm de faire oublier sa camra pour mieux pntrer dans l'univers des habitus du lieu qu'il a choisi de visiter jusqu' pouvoir faire partager leur intimit, l'espace d'un film. Campagnes franaises, rues populaires des grandes villes, campeurs, oublis des industries en voie de disparition, habitants de friches industrielles, jeunes des banlieues en qute d'identit. Denis Gheerbrant a pris la ralit comme champ magntique . Avec Amour rue de Lappe (1984, 60 mn), le voyage commence dans cette petite rue atypique adosse la place de la Bastille. Le cinaste-voyageur va la rencontre d'un Paris boulevers par les grands chantiers de la modernit - l'Opra de la Bastille est en pleine construction -, mais qui conserve encore des accents d'aprs-guerre et o affleurent aussi les traces de l'histoire des anciennes colonies. Trois cafs tenus par trois couples. Trois scnes aux acteurs assidus. Un Italien, maquereau repenti, et sa femme voquent cet avant o leur faubourg, tait encore maill de champs. Un peu plus loin, on est invit partager l'ambiance familiale d'un bar tout en longueur tenu par un Kabyle, o il arrive souvent que les clients dansent le rock sur le comptoir. Au bout de la rue, on coute encore ce couple d'homos dont l'un des deux tricote en pleurant son pass. Au cour de son dispositif idal, il y a le cinaste - et la place qu'il occupe au moment o il tourne --, son sujet et la lumire. Et la fiction s'labore. La vie des autres telle qu'on la voit, telle qu'ils la racontent.

D'une histoire de comptoir l'histoire d'une vie

Tourn en 1986, Question d'identit (55 mn) nous conduit d'abord Bruay (Pas de Calais), le pays de la mine . Jean-Luc est film devant la porte de sa petite maison en brique, perdue dans ce coin de rue o la terre est gorge d'une boue grise et ple. Le vide oppressant qui mane de la scne se dissipe quand la camra pntre l'intrieur : les murs affichent le cour du jeune homme, tel ce poing qui presse une grappe de raisin, symbole, ses yeux, de la relation entre le gouvernement et le peuple . Ses parents, des mineurs, lui ont appris se dmerder . C'est pour eux qu'il a envie d'en faire plus . Et qu'il est rest clibataire endurci. Une fois mari, il faut bosser pour nourrir sa famille . Il n'y a aucun espoir de trouver du boulot ici. Et c'est a qui donne l'espoir de trouver autre chose , raconte sur fond de terril dsert un compagnon d'infortune qui explique combien la mine lui manque [ Y'en a qui sont morts l-bas. ] Mme sinistr, il apprcie lui aussi son territoire qu'il n'a jamais quitt - mme pas pour partir en vacances. Pour sa gnration, le seul passe-temps reste le billard, qu'on pratique sur fond de musique rock et de bire qui coule flots. Chercheurs d'avenir, ces jeunes ressemblent s'y mprendre aux descendants d'immigrs films dans les quartiers nord de Marseille. L'un d'eux, sentimental, voque son seul ami, un vieux chasseur qui lui a tout appris des grives et des palombes : J'ai pleur quand il est mort. C'tait un peu mon grand-pre. Sur les hauteurs de la cit La-Bricarde battue par le vent, il parle de son pre, maon, tomb de l'chafaudage pendant la construction de ces tours o il vit toujours. Des lucioles s'allument dans la nuit de la cit. Un long plan o la voix du jeune homme raconte, avec un dtachement mal feint, la retraite de son pre pour attnuer ses douleurs la chaleur de la Tunisie , et ses galres lui, faites d'allers et retours en prison. D'une histoire de comptoir l'histoire d'une vie, le cinaste fouille les lignes la dcouverte de l'autre. Tel ce jeune homme qui a toujours vcu entre Ble et le Jura. J'tais un charmant poupon. Ma mre tait fire de moi , commence-t-il par confier avant de rvler qu'il a t lev par ses grands-parents. Aujourd'hui mcanicien, solidement en qute du futur, il parle soudain, au dtour d'une phrase, de sa sropositivit. Je me sentais aim dans le milieu de la came. J'tais toujours accept. Des personnages touchants auxquels on s'attache.

Repousser les limites du cin-vrit

Puis, l'ami de la famille (tel qu'il se dfinit) poursuit sa chronique de la vie quotidienne. Avec Et la vie (1991, 105 mn), il tente de repousser encore les limites de son cin-vrit que d'autres, avant lui ont aussi explor, de Dziga Vertov Jean-Luc Godard. Jusqu' cette scne magistrale o un ancien sidrurgiste mime les gestes qu'il accomplissait chaque jour autrefois depuis le poste qu'il occupait au centre des laminoirs, seul dans ma petite bulle mais en communication avec tous et avec chacun. C'est lui qui dterminait les priorits. Toute sa fiert est rejoue l pour nous dans cette ultime scne. Autre motion intense quand cette sage-femme, qui commence par raconter douloureusement son enfance adopte, nous fait partager ses joies et ses fierts dans l'intimit d'un accouchement dont les dtails les plus triviaux de la ralit mise nu n'excluent aucunement la tendresse, l'amour et la joie. Denis Gheerbrant explore le territoire des humains et son talent est de savoir faire merger l'inconscient de ses sujets. Comme dans Le Voyage la mer (2001, 84 mn), o il filme notamment un matre-nageur qui passe toutes ses vacances au camping d'Argels depuis vingt-quatre ans. Ce policier (qui aurait pu tre face lui sur les barricades en Mai 68) monte avec minutie le mobilier de son camping-car, montrant firement sa mini-chane hifi, quant ses cts, sa femme l'allure nergique avoue d'un coup sa dpression. A quelques mois de la retraite, ses relations dans son travail en milieu hospitalier ont t telles qu'elle ne peut plus frquenter ce lieu o elle a pass tant d'annes sans avoir une crise de larmes incompressible. Enfin, dans Lettre Johan Van Der Keuken (2001, 31 mn), Gheerbrandt entreprend un voyage improvis dans les Cvennes en hommage ce documentariste, matre incontest du paysage et donc du cadrage, son an nerlandais trop tt disparu. Avec une petite camra DV, il filme les marges, les zones de friche... Une camra la place de la tte, des yeux, des oreilles, l'homme-orchestre infatigable matrise aussi l'art du montage. Son cinma, dit-il, est simplement : le journal des gens que je rencontre, ce que je vois quand je pars. Des endroits o il se passe des choses de la vie ordinaire . Bien entendu, c'est un cinma du temps long. A ne surtout pas manquer.

Denis Gheerbrant l'arpenteur. Coffret de deux DVD indits - quatre long-mtrages et un moyen-mtrage. Editions Montparnasse (coll. Le geste cinmatographique). Octobre 2009. 30 euros. www.editionsmontparnasse.fr

Antoinette Delafin

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