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24/11/2009
Passage des larmes Abdourahman Waberi : l'nigme du retour au pays natal

(MFI) Avec son nouveau roman dont l'action se droule Djibouti, l'crivain Abdourahman Waberi explore l'nigme du retour au pays natal. Sur fond de capitalisme sauvage et d'intgrisme dvastateur.

L'ami Abdourahman Waberi a chang de vie. Il n'habite plus Caen o pendant plus de deux dcennies il a men de front une carrire dans l'enseignement et une autre en littrature. Entour de son matre--penser Senghor et de son compre Tierno Monnembo, ce grand Djiboutien rfugi en France depuis les annes 1980 a construit patiemment une ouvre magistrale et lyrique (romans, posies, essais) marque du sceau de la nostalgie et de l'angoisse de l'exil.

Nouvelle errance

C'est sans doute parce que l'auteur du Pays sans ombre (1994) et de Cahier nomade (1995) n'a jamais russi oublier qu'il tait un quintessential exil, insensible la mlodie du crachin normand sur l'ardoise de Caen , qu'il vient de quitter la scurit de la normanditude (chre Senghor) pour embrasser ce nomadisme qui a toujours t la source majeure de son inspiration littraire. L'homme vit aujourd'hui entre Berlin, Paris, Rome et Boston o il enseigne la littrature. Son dixime roman, Passage des larmes, paru cet automne, mi-chemin entre roman d'espionnage et qute initiatique, est empreint de la nouvelle errance qui caractrise depuis quelque temps la vie de son auteur. C'est l'un de ses opus les plus russis o des obsessions anciennes s'inscrivent dans un grand savoir-faire narratif. Le rsultat n'est pas sans rappeler les meilleurs romans du Somalien Farah dont Waberi a t l'un des disciples les plus fidles.

Le titre de ce nouveau roman renvoie au dtroit de Bab el-Mandeb - littralement la porte des larmes en arabe -, qui spare la pninsule arabique (la cte ymnite) et l'Afrique (la cte de Djibouti) et relie la mer Rouge au golfe d'Aden dans l'ocan Indien. Ce titre est aussi une allusion subtile au Livre des passages de Walter Benjamin, figure tutlaire dont l'exil, la fuite dans la France de Vichy servent de rfrent mythique une intrigue haletante et forcment tragique.

Cette intrigue s'ouvre sur le retour au pays natal, thme rcurrent des littratures postcoloniales. Dj trois jours que je suis de retour , affirme d'emble le narrateur-personnage. Il y a du Csaire dans ce rcit du retour du sujet postcolonial et exil dans son pays natal. Les carnets que celui-ci remplit rappellent le clbre Cahier du grand pote martiniquais. Djibril a quitt Djibouti depuis une vingtaine d'annes. A Montral o il a migr, en passant par Paris, il est devenu un homme neuf.

Deux personnages, deux frres aux destins opposs

Il est employ par une agence de renseignement rpondant au nom de l'Adorno Location Scouting. L'agence se spcialise dans le renseignement conomique, humain et gographique pour le compte des militaires amricains pour lesquels le territoire de Djibouti est une case essentielle sur l'chiquier gopolitique . Derrire les militaires, les industriels s'impatientent pour investir cette rgion longtemps dlaisse qui dtient un potentiel uranifre significatif par sa surface et son profil gologique . La mission de Djibril est donc de satisfaire cet apptit d'ogre en fournissant son employeur un dossier complet avec fiches, notes, plans, croquis et clichs photographiques qui devra tre livr au bureau de Denver, dans le Colorado, dans les meilleurs dlais . Contre bien sr des moluments substantiels !

Djibril a une semaine pour rendre sa copie. Il est occidentalis, professionnel et hautement comptent. Il a appris travailler sous pression, mais l'agent de renseignement n'avait pas mesur la pression de la mmoire et de la nostalgie. Il est envahi d'une part par des anciens amis venus lui soutirer de l'argent, et d'autre part par ses propres souvenirs d'une enfance malheureuse et traumatisante. Il se souvient de ses parents, de son grand-pre Assod, marin et conteur, mais surtout de son frre jumeau Djamal. Les deux frres sont ns le jour de l'indpendance de leur pays, le 26 juin 1977, vingt-huit minutes d'cart. Ce court cart a suffi pour faire d'eux deux personnages aux destins opposs : l'un est devenu garde-chiourme des intrts des multinationales occidentales, le second acquis la thse intgriste. Leurs chemins ne peuvent se croiser sans qu'clatent la haine et le sang.

Il y a dans cette confrontation de deux frres quelque chose de primitif, de brutal, digne de l'Ancien testament (Abel et Can revisit ?), apais seulement par la voix de Walter Benjamin dont les paroles s'interposent entre les rcits la premire personne des deux frres, entre leurs deux logiques. En faisant entrevoir la beaut du monde, en rappelant les valeurs humanistes, Le Livre de Ben (Ben pour Walter Benjamin) apaise non pas la haine des protagonistes, mais la vision que nous les lecteurs avons de notre monde dchir entre la logique du capitalisme et celle de l'intgrisme religieux. C'est ce que sans doute les Grecs appelaient la catharsis .

Passage des larmes, par Abdourahman A. Waberi. Ed. J.-C. Latts, 248 pages, 17 euros.

Tirthankar Chanda

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