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01/12/2009
La parole aux victimes de Bhopal

(MFI) Dans son roman Cette nuit-l, l'Indien Indra Sinha raconte les mille maldictions dont souffrent encore aujourd'hui les victimes de la plus grande catastrophe industrielle que l'Inde a connu en 1984. Un rcit bouleversant d'humanit - mme si son personnage principal se fait appeler Animal !

Il y a vingt-cinq ans, par la nuit froide du 2 au 3 dcembre, un nuage toxique d'isocyanate de mthyle - le fameux gaz moutarde, un des gaz les plus dangereux - s'chappe du rservoir E610 de l'usine chimique de Bhopal (Inde), filiale de la multinationale amricaine Union Carbide.

Avec Minamata au Japon, Seveso en Italie, Tchernobyl en Russie, il s'agit encore, ce jour, de l'un des plus grands dsastres industriels. Ce gaz qui va se rpandre dans l'atmosphre et dans l'eau a fait 8 000 morts, puis 20 000 plus long terme, ainsi que 300 000 malades et de nombreux handicaps qui vivent toujours dans des conditions dplorables.

Parmi les milliers de gens tus sur le champ, les parents d'un jeune garon de treize ans dnomm Sunil. L'adolescent et sa famille vivent dans le bidonville qui s'est cr autour de l'usine aprs son installation en 1978. L'usine produit des pesticides en profitant de la main-d'ouvre trs faible cot.

No more Bhopals !

Cette nuit-l, de l'Indien Indra Sinha qui parat ces jours-ci en traduction franaise, est ddi Sunil, qui a miraculeusement survcu la catastrophe. Quand l'odeur du gaz rveille l'adolescent, il prend par la main ses deux plus jeunes frre et sour encore en vie, et tous trois se mettent courir travers les ruelles troites du bidonville... Orphelin, Sunil grandit Bhopal, luttant chaque jour pour survivre. A l'ge de comprendre les raisons du drame qui a englouti des centaines de familles comme la sienne, il rejoint les activistes qui militent pour l'indemnisation des victimes de la catastrophe et pour leur prise en charge mdicale. Mais tant lui-mme atteint d'une schizophrnie aigu, Sunil se donne la mort en 2006 - il se pend aux hlices d'un ventilateur. Le jeune homme a trente-quatre ans et porte un T-shirt marqu du slogan No more Bhopals !

Ce roman la fois sombre et truculent, et dont l'action se situe dans le prolongement de la catastrophe de Bhopal, ne raconte pas la vie de Sunil. Il s'inspire, comme l'a crit l'auteur sur son site, de son courage, de son sens d'humour et de sa capacit vivre avec 4 roupies [2 centimes d'euros] par jour . Toute la force de ce magnifique roman est l, dans ce mlange de pathos et de l'humour le plus caustique, voire-mme obscne, qui prend le lecteur la gorge ds les premires lignes du livre :

Un vieillard de dix-neuf ans, revenu de tout

J'tais humain avant. A ce qu'on dit. Moi, je ne m'en souviens pas, mais les gens qui m'ont connu quand j'tais petit disent que je marchais sur mes deux pieds comme les hommes. (...) Le monde des humains est fait pour tre vu la hauteur des yeux. Les tiens. Moi, la tte leve, mon regard donne sur un entrejambe. Au-dessous de la ceinture, c'est tout un autre monde, crois-moi! Je sais quand quelqu'un ne s'est pas lav les couilles, quand un slip pue le pipi ou une raie des fesses la merde, ces relents qui n'atteignent pas tes narines toi. Les pets schlinguent trois fois plus...

Le narrateur, qui raconte ce rcit de crime, de corruption et de folie, en est aussi le protagoniste. Condamn marcher quatre pattes depuis l'explosion de la Kampani qui a fait fondre sa colonne vertbrale, il se fait appeler Animal . C'est aussi un vieillard de dix-neuf ans, revenu de tout. A travers ses yeux, le lecteur dcouvre la dsolation qui frappe la ville de Khaufpur (littralement, la contre de l'horreur), sour imaginaire et jumelle de Bhopal depuis la nuit fatidique.

Des soins gratuits pour les gazs d'Union Carbide

Ici se jouent, parmi les clops de minuit, les drames humains de l'amour, de la jalousie et de la qute identitaire, sur fond de rsistance contre la bte humaine reprsente par les agents du gouvernement et les responsables trangers de l'industrie cannibale, tueuse des corps et des mes. En vingt-quatre chapitres, baptiss bandes. L'auteur a imagin son personnage en train de parler dans un magntophone que lui a confi un journaliste australien pour recueillir son tmoignage. Alors, l'Animal parle, dversant une logorrhe caustique, contamine sans doute elle aussi par les gaz toxiques librs par l'explosion de Bhopal, par une nuit froide de dcembre, il y a vingt-cinq ans...

Aprs une longue et lucrative carrire dans la publicit Londres, l'auteur, Indra Sinha, s'est recycl l'ge de quarante-cinq ans dans l'criture et les ouvres de charit. Le dclic serait venu avec la dcouverte des photos d'Amnesty International consacres au drame. Depuis, tout en crivant (il est auteur d'une traduction du Kama Sutra et de quatre livres dont deux romans), il soutient des actions pour l'amlioration des conditions de vie des victimes. Il a fond dans la ville martyre une clinique qui soigne gratuitement les gazs d'Union Carbide.

Son roman est n de cette implication personnelle dans la tragdie humaine et socitale de Bhopal. C'est sans doute pour mettre l'accent sur cet aspect engag du livre que le lancement de la traduction franaise a concid avec le 25e anniversaire de la catastrophe de Khaufpur alias Bhopal et la fin d'un bus-expo anim par l'association Bhopal Medical Appeal.

Cette nuit-l, par Indra Sinha. Traduit de l'anglais par Dominique Vitalyos. Ed. Albin Michel, 442 pages, 22 euros.

Tirthankar Chanda

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