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08/12/2009
Entretien avec Andr Brink Je resterai tant que je pourrai en Afrique du Sud

(MFI) A 74 ans, Andr Brink est un monstre sacr de la littrature mondiale. Le romancier sud-africain tait rcemment de passage Paris pour le lancement presse de son nouveau livre, qui sera en librairie le 13 janvier 2010. Cette fois, il s'agit non pas d'un roman mais d'un volume de ses mmoires racontant son enfance, sa famille, ses combats, ses amitis et ses amours, sur fond d'apartheid et de dcouverte de la littrature. Brink revient aussi sur la nouvelle socit sud-africaine ne des dcombres du pass. Une Afrique du Sud qui n'est pas dnue de contradictions et d'injustices.

MFI : Le titre de vos mmoires, Mes bifurcations, n'a-t-il pas quelque chose d'incongru ?

Andr Brink : En rdigeant ces mmoires, je me suis rendu compte que ma vie avait t une somme de choix. A chaque instant, j'ai d choisir d'emprunter telle ou telle voie et d'en carter d'autres qui se prsentaient moi. J'ai galement pris conscience que ce que je choisissais ne signifiait pas ncessairement l'exclusion de ce que je n'avais pas choisi. Si les choix que j'ai t amen faire dans ma longue vie me dterminent, les options que j'ai cartes me dfinissent tout autant.

MFI : C'est--dire dire ?

A. B. : Par exemple, en tant que Sud-Africain blanc, j'aurais pu choisir d'tre complice de l'apartheid, comme l'ont t beaucoup de mes concitoyens et de mes proches. Cela n'a pas t mon choix, mais ceux qui ont fait ce choix peuplent mon imagination et mon ouvre littraire. Autre exemple, en 1968, je suis venu en France avec une bourse, et l'intention de m'installer dans ce pays. J'en suis reparti, mais je n'ai jamais vraiment quitt la France. Paris, la Provence, la pense franaise continuent de me nourrir. Cette dualit inscrite dans le fonctionnement mme de la vie m'intrigue et me fascine. C'est pourquoi j'ai appel ce livre Mes bifurcations.

MFI : Ce que vous appelez dualit, c'est en fait une forme de dilemme. Comme celui auquel vous tes confront aujourd'hui : continuer vivre en Afrique du Sud ou partir, comme votre collgue Coetzee. Quand allez-vous quitter l'Afrique du Sud, Andr Brink ?

A. B. : Jamais. Enfin, on ne peut jamais dire jamais car je ne sais pas comment la situation va voluer dans mon pays, en proie tant de violences matrielles et morales. Il est vrai que suite la mort de mon neveu, abattu par des cambrioleurs l'anne dernire, j'ai un moment envisag de partir. Ce n'est d'ailleurs pas la premire fois. A l'poque de l'apartheid, j'ai eu plusieurs reprises l'envie de tout balancer et prendre le chemin de l'exil. Mais, chaque fois, j'ai rsist car j'ai toujours eu conscience de ce que je dois cette terre africaine qui m'a vu natre et grandir. Je suis ce que je suis cause de ce que mon pays l'Afrique du Sud m'a si gnreusement donn. C'est pourquoi je dsire avec une intensit farouche rester dans ce pays aussi longtemps qu'il me sera possible d'y vivre normalement. Je resterai tant que je pourrai.

MFI : O en est l'enqute sur les meurtriers de votre neveu ?

A. B. : L'enqute avait bien commenc. Des suspects avaient mme t arrts. Puis... rien. Entre-temps, la police a perdu le dossier, comme cela arrive souvent en Afrique du Sud. Elle a t oblige de librer les suspects, faute de preuves tangibles.

MFI : Vous attribuez ce dysfonctionnement l'incomptence de la justice ou la corruption ?

A. B. : Surtout la corruption qui est en train de gangrener toute la vie en Afrique du Sud. Il semblerait que le nouveau gouvernement veut prendre le taureau par les cornes. Il a nomm de nouveaux commissaires de police travers le pays. Je crains que ce ne soit que des gesticulations pour apaiser les trangers l'approche de la Coupe du monde de football, l'an prochain. Il faut plus que nommer de nouveaux commissaires de police pour faire face l'ampleur du problme qui ronge les administrations sud-africaines.

MFI : Depuis avril, un nouveau prsident dirige le pays. Jacob Zuma avait suscit beaucoup de polmiques pendant la campagne lectorale. A-t-il dj chang l'preuve du pouvoir ?

A. B. : Je ne crois pas que l'homme ait profondment chang, mais il fait preuve d'une certaine flexibilit dans la gestion des problmes. Surtout, contrairement son prdcesseur, Thabo Mbeki, qui a affich une attitude hautaine vis--vis de ses administrs, Zuma s'est rvl tre un homme plus proche des gens ordinaires, l'coute de leurs problmes. Il y a deux mois, il a fait installer sur sa ligne prive un tlphone sur lequel n'importe qui peut l'appeler pour voquer ses inquitudes. Bien sr, c'est rarement Zuma qui rpond, mais il semble que le prsident rappelle en personne les demandeurs et essaie de trouver des solutions leurs difficults. Ce n'est pas qu'un gimmick de politicard !

MFI : Vous tes surpris !

A. B. : Agrablement, il faut dire. D'autant que pendant l'lection, le comportement du candidat Zuma, ses propos incendiaires l'gard de telle ou telle communaut, m'avaient inspir la plus grande mfiance. Aujourd'hui, je suis prt lui donner le bnfice du doute. Je songe mme demander un rendez-vous avec lui pour sonder ses vritables intentions.

MFI : Zuma a beaucoup irrit pendant la campagne lectorale en affirmant que les Afrikaners taient une vritable tribu africaine. N'y a-t-il pas quand-mme quelque chose de vrai dans cette affirmation

A. B. : Jacob Zuma est d'origine zouloue. Les Zoulous et les Afrikaners ont des parcours semblables. Ils ont en partage leur pass nomade et pastoral. Ils entretiennent tous deux des relations trs intenses avec la terre africaine. Ils ont aussi en commun une histoire de rsistance l'oppression politique et sociale. La priode coloniale puis celle de l'apartheid, qui tait le fait des Afrikaners, n'ont pas t particulirement propices au rapprochement des deux peuples. La fin de l'apartheid a t vcue par les deux communauts comme une opportunit pour mieux se connatre. C'est le sous-texte de l'affirmation de Zuma.

MFI : Pour autant, ce n'est pas vraiment la lune de miel entre Blancs et Noirs en Afrique du Sud, comme l'a montr l'incident dans un campus universitaire dbut 2008.

A. B. : Vous faites sans doute rfrence cet incident scabreux pendant lequel des tudiants blancs ont contraint des agents de nettoyage noirs manger de la nourriture pour chiens sur laquelle des tudiants avaient urin. Cette affaire a scandalis toute l'Afrique du Sud et montr combien le racisme restait profondment ancr dans nos mentalits. Force est de constater qu'il y a un vritable gouffre entre Blancs et Noirs, vingt ans aprs la fin de l'apartheid, et qu'il faudra sans doute plusieurs gnrations pour combler ce foss. La cohabitation des races demeure extrmement difficile.

MFI : La socit arc-en-ciel ne serait-elle qu'un mythe ?

A. B. : La socit arc-en-ciel n'est pas un mythe, mais elle n'en est qu' ses premiers balbutiements. Il y aura sans doute d'autres scandales, des conflits, des explosions, avant que Blancs et Noirs apprennent vivre cte cte sans heurts. Dans ce domaine aussi, je crois que nous allons dans la bonne direction, mais la situation volue beaucoup trop lentement pour quelqu'un d'aussi impatient que moi.

Mes bifurcations, par Andr Brink. Traduit de l'anglais par Bernard Turle. Editions Actes Sud.

Propos recueillis par Tirthankar Chanda

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