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23/06/2006 | |||
Mieux comprendre les logiques migratoires africaines | |||
(MFI) Les mouvements des Africains subsahariens vers l’Afrique du Nord et l’Europe se sont amplifiés et diversifiés dans les dix dernières années. Leur dynamique a été entravée par la généralisation du régime des visas dans l’espace Schengen et la redéfinition des politiques d’accueil des immigrés dans les pays du Maghreb. | |||
A l’assaut des esclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, embarqués dans des traversées périlleuses de la Méditerranée ou de l’Atlantique, via les îles Canaries, les candidats africains aux migrations vers l’Europe viennent d’une vingtaine de pays francophones, anglophones, lusophones, des hommes majoritairement, mais aussi des femmes, parfois des familles. Certains ont expérimenté les dédales de la jungle urbaine avec un solide bagage scolaire. D’autres sont paysans et analphabètes. Tous sont en quête de mieux-être. Le départ en migration n’est pas toujours le fait des plus démunis : son coût est élevé et les parents invitent leurs enfants à autofinancer leur départ, vécu comme une libération des contraintes familiales, une manière aussi de se forger le caractère et découvrir la réalité d’un monde attractif, vu à travers le prisme des médias. Les turbulences jouent fortement sur les migrations circulaires Cette poussée de fièvre des migrations interafricaines prend racine dans les crises conjoncturelles et structurelles que traverse le continent. Ajustement et dévaluation des années 1990 ont contribué à détériorer les pouvoirs d’achat. La tension entre autochtones et immigrés pour l’accès à la nationalité a aussi déstabilisé les pays en voie de démocratisation, comme la Côte d’Ivoire et la République démocratique du Congo (RDC), remarque Epiphane Zoro (Université de Louvain), pour qui elle « alimente les affrontements armés ». Démocratisations avortées, montée des nationalismes et des revendications identitaires, augmentation des espaces échappant au contrôle des Etats, armées rivalisant avec des bandes en proie aux trafics… Certains pays sombrent durablement dans la guerre civile, avec ses cohortes de réfugiés. Sans compter qu’aujourd’hui, de Bamako à Addis-Abeba, sécheresse et famine ont refait surface. Des turbulences qui jouent notablement sur les migrations circulaires de la bande sahélienne vers les grandes villes côtières : « Nombre de migrants ont alors choisi de quitter Abidjan pour se rendre en Libye, sans pour autant passer par leur village natal au Niger où ils retournent régulièrement », rapporte Florence Boyer (Migrinter, Université de Poitiers). Les principales voies de passage se confondent avec les routes d’émigration des communautés pastorales sahariennes : Zaghawas du Darfour et Toubous du Tchad vers la Libye, Touaregs du Mali, de la Mauritanie et du nord Niger vers l’Algérie. Les passagers vers le Sénégal et surtout la Mauritanie passent par Kayes, dans l’ouest du Mali. « Ce passage de migrants au long cours n’est que la suite d’une longue histoire d’échanges », rappelle Jérôme Lombard (IRD). Les pays du Bassin du Lac Tchad sont « à la fois pourvoyeurs de migrants et zone de transit », indique Henri Yambene (Université de Yaoundé). On migre vers les « pays de qualité », Libye, Tunisie, Algérie, Maroc, avant d’essayer de gagner l’Europe mais aussi la péninsule arabique ou l’Asie du sud-est, tandis que d’autres optent pour un pays africain du Sud, dans l’espoir de gagner par voie aérienne les Etats-Unis ou le Canada… Dans ce désir de « partir à tout prix », des réseaux se tissent La remontée du Sahara se fait par étapes, soulignent Sylvie Bredeloup et Olivier Pliez*, et se produit au gré des rencontres, qui offrent gîte, couvert, petits boulots et permettent parfois d’ouvrir la bonne porte. Mais le désert a ses lois : il absorbe ceux qui le traversent, les recycle, ne rejetant que quelques heureux élus qui arpenteront les trottoirs de Tunis, en quête de passeurs. Le nombre de ceux qui accostent en Europe demeure donc infime, soutiennent les deux chercheurs, étonnés de voir brandir « le spectre du péril noir en utilisant des raccourcis statistiques ». L’île de Lampedusa a vu passer 20 500 clandestins entre 2002 et 2004 (2 millions en 2 siècles) et les assauts de Ceuta et Melilla, après octobre 2005, ont concerné 500 personnes, dont un tiers de Marocains. De plus, ils sont « minoritaires sur les barques à destination de l’Italie, puisque 60 % des clandestins qui y ont accosté en 2004 étaient des Egyptiens. » Dans ce désir de « partir à tout prix », des réseaux se tissent, religieux, scientifiques, professionnels ou simplement de survie. Certains étudiants à l’université de Tunis ou d’el-Azhar, qui n’ont pas d’autorisation légale de travailler pour financer leurs études, louent leurs diplômes pour constituer un pécule, en vue de l’ultime étape dont la réalisation peut prendre des années ou ne jamais se réaliser. Beaucoup abandonnent en route. D’autant que la plupart des migrants subsahariens ont en tête un retour dans la dignité, et se soucient tout au long du parcours des ressources à envoyer à leur famille proche. Pour « comprendre que migration ne rime pas qu’avec invasion mais aussi avec circulation et développement », il faut « penser les migrations autrement qu’au seul prisme européen. (…) Neuf migrants sur dix, en majorité sahéliens, viennent d’abord travailler sur les chantiers et dans les jardins du Sahara et les villes nord-africaines », affirme encore Sylvie Bredeloup. Des ghettos aux « garages », ils travaillent, dorment et se cachent A Sebha, en Libye, porte d’entrée principale depuis le Niger et le Tchad, près de 40 % de la surface de la ville correspond à des quartiers habités par des réfugiés ou des migrants *. Réfugiés du Sahara occidental à Tindouf, Touaregs et Toubous à Koufra, Sebha, Dirkou, ils ont été installés aux postes frontières algériens et libyens. Des quartiers africains informels se sont ainsi structurés à la périphérie, des bidonvilles aux ghettos ou aux « garages », où les migrants travaillent, dorment et se cachent. Autochtones ou nordistes cohabitent avec les réfugiés d’hier, migrants en transit aujourd’hui, qui ont acquis une qualification en vue de poursuivre leur itinéraire. Certains y ont trouvé de nouvelles opportunités. D’ex-rebelles touaregs et toubous transportent aujourd’hui des marchandises autant que des hommes. Leurs « agences de voyage » convoient les migrants à bord de camions bâchés ou de pick-up en direction de ces villes de transit. Une aubaine après les déconvenues du tourisme. De même, gendarmes, policiers, militaires et nomades sont les protagonistes du passage des frontières dont ils tirent de substantiels revenus. Devenus zone tampon, les Etats du Maghreb sont soumis à de fortes pressions Les fermetures successives des routes entravent aujourd’hui des activités qui ont fait prospérer la zone. Elles touchent tout le Sahara depuis 2003. « En voulant pénaliser les 10 % de migrants en transit vers l’Europe, on sanctionne les 90 % qui pratiquent depuis une décennie la migration transfrontalière en toute discrétion », déplore Sylvie Bredeloup, craignant que les problèmes actuels se posent avec encore plus d’acuité demain. « Les migrations améliorent le sort de ceux qui s’exilent mais font aussi avancer l’humanité toute entière », rappelle pourtant Kofi Annan, le secrétaire général de l’ONU, dans son dernier rapport. Antoinette Delafin * In L’Afrique en mouvement, par Sylvie Bredeloup, socio-anthropologue à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et Olivier Pliez, géographe au CNRS. Le Monde, 27 mars 2006. Voir aussi l’éditorial de la Revue de l’IRD, Autrepart n°36, Migrations entre les deux rives du Sahara, par les mêmes auteurs. A lire : www.autrepart.ird.fr et www.cedej.org.eg Olivier Pliez, est par ailleurs coorganisateur avec Sylvie Bredeloup et Sassia Spiga (Université d’Annaba, Algérie) du Colloque international sur les circulations migratoires (Le Caire, novembre 2005). | |||
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