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09/05/2007
Questions internationales (2)
Election prsidentielle en Turquie : larme en embuscade


(MFI) Autoproclame gardienne de la lacit et des valeurs rpublicaines, larme turque populaire mais gure dmocratique a dj renvers des gouvernements dans le pass. Elle pourrait recommencer malgr la surveillance accrue de la communaut internationale. Les militaires ont fait comprendre quils nadmettraient pas la prsence dun islamiste la tte de lEtat.

Que la population nait aucun doute sur la dtermination de larme afficher clairement son attitude, lorsque cela sera ncessaire, contre ceux qui exploitent les sentiments religieux du peuple et tentent de cacher leur intention relle. Publi le soir du premier tour de llection prsidentielle, ce communiqu du chef dEtat-major, le gnral Yasar Bykanit, tmoigne de la place toujours dterminante de larme sur la scne politique en Turquie. Le message est on ne peut plus clair : si les islamistes du Parti pour la justice et le dveloppement (Adalet ve Kalkinma Partisi, AKP) menacent la constitution laque du pays, larme interviendra. Historiquement, larme dAnkara sest toujours considre comme la gardienne des dogmes kmalistes, de lunit de la Rpublique et de sa lacit. Un rle qui la conduit trois reprises (1960, 1971, 1980) mener des coups dEtat pour remettre de lordre dans le pays avant de le confier nouveau aux civils. Et en 1997, les militaires cette fois sans sortir de leur caserne ont contraint la dmission le premier gouvernement pro-islamiste de lhistoire du pays. Un coup dEtat post-moderne , comme certains lont alors qualifi.

Le vrai patron en coulisse

On dit que les officiers, soucieux de respectabilit et conscients dtre observs par la communaut internationale, ont moins le got des coups dEtat aujourdhui. Mais de l avoir perdu le got du pouvoir Celui-ci sexerce via le Conseil national de scurit (CNS), officiellement un organisme consultatif, mais qui est compos des dix plus hauts dirigeants civils et militaires du pays et dont les recommandations doivent tre examines en priorit par le gouvernement. Vritable administration parallle, sa comptence est en principe limite aux questions touchant la scurit nationale. Un mandat suffisamment fourre-tout pour que le CNS se saisisse de nimporte quel dossier. Ainsi, un conflit social qui perdure peut tre qualifi de menace la scurit nationale. Mais les deux dossiers de prdilection du CNS sont lislamisme et la question kurde. Mehmet Altan, professeur dconomie luniversit dIstanbul, proche de la gauche laque, estime que le vrai patron de la Turquie, cest larme. Avant, elle intervenait directement lorsquelle jugeait menac le caractre sculier du pays ou son intgrit territoriale. Maintenant cest plus subtil ; elle y met les formes. Une ligne rouge est trace quaucun dirigeant ne peut franchir sous peine de reprsailles. Larme est une sorte de Big Brother .

Les critiques de lUnion europenne

Un Big Brother surveill cependant par lUnion europenne. Sous la pression de Bruxelles, le CNS est dsormais dirig par un civil, le gouvernement peut rclamer des comptes la grande muette et les tribunaux militaires ne peuvent plus juger de civils. Mais de lavis des observateurs, ces changements sont cosmtiques. LUE le reconnat quand elle crit dans un rapport de novembre 2006 : Les forces armes exercent toujours une influence politique majeure en Turquie du fait de leur dfinition extensive de la scurit nationale. Bruxelles a dailleurs critiqu le gnral Yasar Bykanit pour avoir dpass ses responsabilits , lorsque ce dernier a exprim lespoir que le prochain prsident sera attach aux principes de la Rpublique . De mme, lactuelle crise politique a amen Olli Rehn, le commissaire europen lElargissement, appeler larme turque ne pas intervenir : Il est important que larme laisse les prrogatives de la dmocratie au gouvernement lu. Cela reprsente un test pour voir si les forces turques respectent la lacit dmocratique et lquilibre des pouvoirs entre civils et militaires.
Lactuel gouvernement de lAKP sest habilement appuy sur lUE pour rogner les pouvoirs des gnraux. Do un jeu trois des plus complexes : lUE se mfie dun pouvoir islamiste, mme modr, mais ne peut quencourager ses revendications face une arme qui prtend dfendre la lacit chre au cur des Europens, qui sont cependant hostiles toute interfrence dhommes en kaki dans la vie politique.
Lavertissement lanc le soir du premier tour de la prsidentielle par le chef dEtat-major a t svrement critiqu par tous les acteurs de la vie politique en Turquie. Affichant une assurance que navait manifest aucun gouvernement avant le sien, le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, lui a rappel que larme reste sous les ordres du Premier ministre [et quil tait] inconcevable dans une dmocratie de la voir sopposer au pouvoir politique . De leur ct, les partis dopposition et les leaders associatifs ou syndicaux ont condamn cette sortie honteuse de larme .

Une arme populaire

Les militaires ont toutefois un alli de poids : la population. Certes, ces derniers jours, dans les manifestations hostiles lAKP, on a souvent entendu le slogan Ni charia ni coup dEtat . Mais lopinion considre larme comme le protecteur du pays, le garant aussi dune forme de dmocratie cartant les extrmes. Elle apparat comme la plus crdible des institutions, celle laquelle les gens font le plus confiance par opposition au discrdit de la classe politique, juge corrompue. Comme lexplique la sociologue Nilfer Narli : Labsence de sparation entre le civil et le militaire est le produit la fois de lHistoire et des tensions plus rcentes nes du sparatisme kurde et de lislamisme. Cest aussi le rsultat dun long et savant bourrage de crne ds le plus jeune ge . Ancien patron de la Marine, Edib Baser dfend linstitution : La Turquie est lun des rares pays musulmans dmocratiques, le seul o la lacit est un principe fondamental. Elle le doit largement larme. Que celle-ci se retire, et les vieux dmons de lobscurantisme et de lextrmisme politique ressurgiront. La Turquie est comme une maison magnifique mais fragile. Il lui faut des fondations solides larme sinon tout scroule. On peut comprendre que les militaires refusent de cohabiter avec un prsident de la Rpublique islamiste, mme modr : cest la ngation de leur mission.

Un frein la dmocratie


Larme turque qui compte un million dhommes, soit la seconde force de lOtan aprs les Etats-Unis , reconnat quelle craint que trop de dmocratie soit une menace pour lunit nationale. Selon elle, lenvironnement rgional de lancien Empire ottoman frontires avec lIran, lIrak, la Syrie, sparatisme kurde ne lui permet pas daller aussi loin sur les droits de lhomme que les pays occidentaux. Le rsultat est que nous ne pouvons pas aller plus avant dans la dmocratisation du pays, se lamente Mehmet Altan. Certes la Turquie nest pas une dictature ; la presse est libre, les associations et les syndicats existent, mais dans un cadre rigide. On ne peut pas parler de la place de la religion dans la socit car larme y voit une atteinte la lacit ; on ne peut pas voquer le sort des Kurdes car ce serait une menace lintgrit territoriale. Do une socit fige Larme sait aussi que si elle se cantonne son rle militaire, elle perdra sa prminence politique, ce qui entranera une baisse de son gnreux budget.
Au demeurant, larme a-t-elle perdu toute vellit de coup dEtat ? Pas si sr. Une enqute du magazine Nokta a rvl que des gnraux avaient envisag de renverser le gouvernement en 2004, avant le rfrendum sur la runification de Chypre. Seule lopposition du chef dEtat-major, le trs libral Hilmi zk, avait empch le complot daboutir. Depuis, ce dernier a t remplac par Yasar Bykanit, considr comme un faucon . Qui sait si ce dernier aura les mmes tats dme que son prdcesseur ? Larme reste une force opaque en Turquie, coupable dassassinats politiques, en guerre contre le terrorisme au Kurdistan et de plus en plus travaille par des officiers ultra-nationalistes. Une menace certainement tout aussi forte que celle des islamistes de lAKP.

Jean Piel

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