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09/05/2007
Questions internationales (1)
Election prsidentielle : la Turquie brandit ltendard de la lacit


(MFI) Manifestations de rues, intervention de la Cour suprme, crise politique La perspective de llection dun islamiste modr la tte de lEtat a t vcue comme la remise en cause des fondements lacs et rpublicains du pays. Le parti islamiste affirme pourtant son attachement la dmocratie un moment o le nationalisme est exacerb dans lancien Empire ottoman. Et o larme garde un il sur le jeu politique.

Que reprsente la lacit en Turquie ?

Si 98 % de ses habitants sont musulmans, la Turquie a nanmoins fait de la lacit le pilier de son systme politique ; lislam nest pas religion dEtat. Une spcificit qui tient la volont du pre fondateur de la Turquie moderne : Mustafa Kemal Atatrk. Chef de lEtat de 1923 1938, ce militaire de carrire tait dcid construire un Etat lac et moderne, tourn vers lOccident. Il a donc impos de vastes rformes, dont lmancipation des femmes, ladoption dun code civil, le port des habits occidentaux, le remplacement de lalphabet arabe par lalphabet latin et labolition des institutions islamiques. Aujourdhui encore, il est interdit aux femmes de porter le voile dans les administrations ou les coles. Atatrk est toujours vnr dans le pays, au point que soixante-neuf ans aprs sa mort, il ny a pas une place de village o sa statue ne soit rige, pas un btiment public ni un commerce o sa photo ne trne en vidence.
Cest donc cette lacit qui tait vue comme menace par la candidature au poste de prsident de la Rpublique dAbdullah Gl, ministre des Affaires trangres et numro 2 de lAKP, le Parti de la justice et du dveloppement, une formation islamiste modre au pouvoir Ankara depuis novembre 2002. Une menace juge si dangereuse quun million de personnes sont descendues dans les rues dAnkara et dIstanbul, les 14 et 29 avril, aux cris de Pas dimam la prsidence , La Turquie est laque et le restera et mme Allah nous prserve de la charia . Tous les lus sont intervenus dans le dbat, ainsi que la trs puissante arme nationale, garante de la Constitution, et sans laquelle rien ne se dcide vraiment dans le pays (voir article ci-joint). Au terme de diverses pripties, la crise politique a finalement dbouch sur la convocation dlections lgislatives anticipes qui devraient se tenir en juillet. Abdullah Gl a, pour sa part, retir sa candidature le dimanche 6 mai.

Le prsident de la Rpublique a-t-il un rle important en Turquie ?

Absolument pas. Elu par le seul Parlement, le chef de lEtat a un rle largement honorifique. Il symbolise la Rpublique et lunit du pays. Cependant, il dispose dun droit de veto sur la nomination des hauts fonctionnaires et ladoption des lois sil les juge contraires aux principes lacs et rpublicains chers Atatrk. Lactuel dtenteur du poste, Ahmet Necdet Sezer, un kmaliste convaincu, a ainsi oppos son veto plusieurs projets de lois depuis 2002, en particulier un texte autorisant le port du voile dans les administrations et un autre sur lenseignement suprieur religieux. De mme a-t-il refus la nomination dune centaine de responsables (magistrats, recteurs duniversits, diplomates), jugs proches de la mouvance islamiste. Comme lexpliquait au quotidien Le Monde le politologue Necat Erder : Le prsident de la Rpublique est lultime verrou. Cest lui qui, ces cinq dernires annes, a contraint lAKP modrer son discours. Si le parti islamiste dtient les trois principaux rouages du pouvoir prsident de la Rpublique, Premier ministre, prsident du Parlement il durcira sa politique, et la Turquie abandonnera ses idaux rpublicains pour devenir un rgime conservateur musulman. Certains Ankara brandissent mme le spectre dun nouvel Iran. Les symboles aussi sont importants. Le prsident de la Rpublique est lhritier de Mustafa Kemal Atatrk, il est celui qui occupera son Palais de Cankaya. Quil puisse sagir dun dirigeant de lAKP est insupportable aux tenants de la lacit.

LAKP est-il un parti musulman extrmiste ?

Ses dirigeants jurent du contraire. Et la politique quils mnent depuis leur accession au pouvoir en novembre 2002 semble leur donner raison : avance des ngociations dadhsion avec lUnion europenne, ouverture de lconomie aux investisseurs trangers, rfrendum en faveur de la runification de Chypre, participation de larme la guerre en Irak aux cts des troupes amricaines LAKP est le premier parti dtenir la majorit absolue au Parlement depuis des dcennies, do une meilleure stabilit politique et une croissance conomique qui dpasse les 7 % depuis 2004. Les hommes daffaires souhaitent le maintien au pouvoir du parti islamiste. Le leader de lAKP, Recep Tayyip Erdogan, rpte sur tous les tons quil nentend pas imposer la charia, mais respecter les principes rpublicains et lacs du pays. Lui-mme se dfinit comme un dmocrate conservateur musulman . Quant Abdullah Gl, ministre des Affaires trangres consensuel, au verbe mesur et au sourire poupon, sa formation dconomiste Londres et ses dix ans passs au Conseil de lEurope nen font gure un adepte dAl-Qada.
Mais pour leurs adversaires, les deux hommes prsentent un grave dfaut : leurs femmes sont voiles. Inimaginable pour la premire dame du pays dans une Turquie laque. Il sagit dun choix personnel , assurent les intresses. Mais cela passe mal. En 2004, le prsident de la Rpublique avait refus de recevoir dans son palais, le jour de la fte nationale, les pouses voiles des personnalits invites, soulevant un large dbat dans le pays.
A en croire Mehmet Altan, professeur dconomie luniversit dIstanbul et proche de la gauche laque : Les normes dmocratiques ont progress ces dernires annes, conformment aux exigences de lUnion europenne. Les militaires ont perdu du pouvoir. LAKP na en rien menac les liberts fondamentales, au contraire. Lorsque Erdogan avait t lu maire dIstanbul, les craintes taient les mmes. Certains prdisaient des transports publics spars pour les hommes et les femmes, et la ville transforme en une immense mosque sous surveillance. En ralit, Istanbul na jamais perdu son caractre cosmopolite et sa modernit. Un discours auquel ne croit gure Necat Erder : Impossible de comparer la direction dune ville et dun pays. Mme sil dtient le pouvoir, le Parti de la justice et du dveloppement sait quil ne peut pas tout faire cause du droit de veto du chef de lEtat. Si ce verrou saute, on ne va pas voir des barbus tous les postes du jour au lendemain en effet. La socit ne le permettrait pas. Mais on assistera une islamisation rampante du pays et un conservatisme accru. Linquitude tient aussi au parcours de Recep Tayyip Erdogan qui, dans un pass peu lointain, a tenu des discours trs radicaux. Un temps, il refusait mme de serrer la main aux femmes. Mais cet ancien joueur de football professionnel est aussi un pragmatique. Comme il le confiait rcemment : Puisque le monde change, je change aussi. Une dclaration double sens.

La crise politique actuelle tient-elle lvolution gnrale de la Turquie ?

Certainement. A la mi-2006, trois attentats ont frapp des sites touristiques frquents par des trangers. Quelques semaines auparavant, un juge avait t assassin par un homme se proclamant soldat de Dieu pour avoir refus dinterprter avec souplesse linterdiction du voile dans les lieux publics. Et le 18 avril 2007, trois missionnaires protestants ont t sauvagement assassins dans la ville de Malatya, dans lest du pays. A chaque fois, le spectre dun islam fondamentaliste ressurgit, et lAKP en fait les frais, accus de fermer les yeux sur les activits des groupes extrmistes. Les meurtres de Malatya ont t loccasion pour la minorit chrtienne de dnoncer les attaques, discriminations et autres vexations quotidiennes dont elle est victime dans lindiffrence. Dans un autre registre, le 19 janvier 2007, le journaliste Hrant Dink dfenseur de la cause armnienne tait assassin Istanbul par un jeune nationaliste dcid tuer un ennemi de la Turquie . Quelques temps aprs, Orhan Pamuk, prix Nobel de littrature, tait oblig de sexiler aux Etats-Unis, trop souvent menac par ceux quinsupportaient ses appels la tolrance lgard des Kurdes, des Armniens et de toutes les minorits ethniques, sociales ou religieuses.
Comme le soulignait dans Le Monde luniversitaire libral Cengiz Aktar : Nous tions 100 000 aux funrailles de Hrant Dink. Mais la foule qui a suivi son cercueil ceux qui partagent sa vision dun monde humaniste, dmocrate et ouvert est une espce en voie de disparition en Turquie. En effet, les ides rpublicaines de Mustafa Kemal Atatrk ne sappliquent plus avec la mme vigueur. On assiste un divorce croissant entre des provinces traditionnelles, o le poids de lislam est fort, et des villes modernes et occidentalises. Pour Mehmet Altan, le dbat autour de lAKP interroge sur la dfinition de la dmocratie dans ce pays. Jusqu prsent, le pouvoir a toujours t dtenu par les cadres, les intellectuels des villes, les militaires et une petite lite duque. Ils sestiment les seuls gardiens du dogme kmaliste et du bien-tre du pays. Or la victoire de lAKP est aussi celle des couches populaires et des nouvelles classes moyennes. Du coup, le premier groupe sestime dpossd de ses droits. Mais cela ne signifie pas que lAKP menace la dmocratie. Au demeurant, les prochaines lections lgislatives ne rsoudront pas la crise politique. Elles seront certainement remportes par le Parti de la Justice et du Dveloppement .
Selon les observateurs, on assiste aujourdhui en Turquie un rveil du nationalisme qui prend parfois des formes violentes dans un pays la frontire de lEurope et de lAsie mineure. Ainsi lors des manifestations des 14 et 29 avril contre lAKP, on a entendu des slogans comme Ni les Etats-Unis ni lEurope, vive la Turquie indpendante . Comme si notre indpendance tait menace , ironise Mehmet Altan. De son ct, le chercheur turc Soner Cagaptay, membre du Washington Institute for Near-East Policy, souligne que cette affirmation de lidentit nationale turque saccompagne dun renforcement de la fiert islamique. Logique dans un pays o 98 % de la population est musulmane. La religion fait partie du ciment national. Cela est aussi favoris par le contexte international o, de lIrak la Palestine, les musulmans apparaissent comme des victimes. Evidemment lAKP profite de ce retour de la fiert musulmane. Mais larme aussi, qui recrute dans les coles prives o on excite le sentiment ultra-nationaliste et religieux de ceux qui vont faire le coup de main contre les Kurdes, les Armniens, les syndicalistes et les libraux .
La conclusion revient au politologue Cengiz Aktar : La dmocratisation de la Turquie reste difficile car elle sest toujours faite dans des marges dfinies par larme et llite laque. On a convaincu la population que lavenir se situait du ct de lOccident. Pour la premire fois, nous avons un gouvernement qui, sans tre anti-occidental, regarde aussi vers notre rive proche-orientale. Du coup, il se fait accuser de tous les maux alors que lAKP est plus libral quislamiste. Surtout, il est moins nationaliste que lopposition laque et rpublicaine. Or la vraie menace en Turquie vient de ce nationalisme exacerb. Les Europens devraient mieux comprendre cela. Rcemment, le chef de la principale formation de gauche a dclar quen Turquie, "il ny a pas de minorits, tout le monde est turc et musulman". Ces propos me semblent bien plus dangereux pour la dmocratie quune femme voile .

Jean Piel

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