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28/05/2007
Questions internationales (1)
Etats-Unis-Europe-Russie : le bouclier de la discorde


(MFI) Les Etats-Unis esprent dployer un bouclier antimissile en Europe dici 2012. Objectif affich : contrer une attaque iranienne ou nord-corenne sur leur cte Est. Ce projet suscite la fureur de Moscou qui estime que le vritable but des Amricains est de surveiller larsenal nuclaire russe. Ce bouclier antimissile bouleverserait certes lquilibre des forces sur la plante. Mais la colre de la Russie nest pas dnue darrire-penses.

Quel est exactement le projet amricain de bouclier antimissile en Europe ?

Le 22 janvier 2007, les Etats-Unis ont officiellement demand la Pologne et la Rpublique tchque de pouvoir dployer sur leur territoire un bouclier antimissile, savoir un systme de dfense arienne visant dtruire en vol un missile menaant le territoire amricain. Malgr des opinions publiques hostiles dans les deux pays, Varsovie et Prague ont donn leur feu vert ce projet ds le mois de fvrier. Les ngociations formelles avec Varsovie ont commenc le 24 mai dernier. Dici 2012, une station radar sera donc installe en Rpublique tchque, sur une ancienne base sovitique dailleurs, tandis que dix engins intercepteurs seront positionns en Pologne. Ce dispositif europen viendra complter le bouclier antimissile dj install en Alaska et en Californie.
Lobjectif des autorits amricaines est de contrer la menace dun missile iranien ou nord-coren dont la trajectoire passerait obligatoirement au-dessus de lEurope pour atteindre une ville de la cte Est des Etats-Unis. Comme lexpliquait dans le quotidien Le Monde le gnral Henry Obering, le directeur de la MDA, lAgence de dfense antimissile amricaine : La fin de la guerre froide a sonn le glas de lquilibre de la terreur. Avant, la perspective dune riposte nuclaire dissuadait un ennemi potentiel de nous attaquer et vice-versa. Aujourdhui, nous assistons une prolifration de missiles et de drones. Une soixantaine de pays en dtiennent, parmi lesquels des Etats voyous, comme lIran ou la Core du Nord, mais aussi des groupes terroristes que ne freine pas la perspective dune riposte. Les Etats-Unis doivent donc se protger. Ce faisant, ils protgent aussi lEurope.

Pourquoi la Russie est-elle si violemment hostile au projet de bouclier antimissile ?

Le 11 fvrier 2007 Munich, lors de la Confrence sur la politique de scurit, un rendez-vous annuel connu comme le Davos de la dfense , Vladimir Poutine sest lanc dans une attaque en rgle des Etats-Unis : Ce pays sort de ses frontires dans tous les domaines, affichant le plus grand mpris pour le droit. Cest dangereux car plus personne ne se sent en scurit, plus personne ne peut trouver refuge derrire le droit international. Cest le triomphe de lunilatralisme, et cela alimente la course aux armements. Lhyper-utilisation de la force cre des tragdies humaines et de nouveaux ples de tension. A cause des Etats-Unis, depuis la fin de la guerre froide, le monde est moins fiable. Le gnral Nikola Solovtsov, commandant des forces stratgiques russes, se faisait encore plus menaant : Nos forces seront en mesure de pointer des missiles contre ces installations en Pologne et en Rpublique tchque. Depuis, Condoleezza Rice, la secrtaire dEtat amricaine, sest rendue Moscou, et le ton entre les deux pays est moins belliqueux. Mais sur le fond, rien nest rgl. Pour manifester sa colre, Moscou a dcrt un moratoire sur lapplication du Trait sur les armes conventionnelles en Europe, trait qui prvoit de limiter le dploiement de telles armes sur le vieux continent.
Moscou interprte ce projet de bouclier antimissile comme une menace directe contre sa scurit. Comment admettre une telle perce stratgique des Etats-Unis notre frontire ?, semporte le gnral Iouri Balouevski, le chef dEtat-major de larme russe. Les autorits russes ne croient pas en la menace de missiles iraniens ou nord-corens au-dessus de lEurope. Les experts militaires indpendants non plus au demeurant. Ni Thran ni Pyongyang ne possdent actuellement de missiles balistiques capables datteindre le territoire amricain. La mise au point dune telle arme, dune porte dau moins 8000 kilomtres, exigera des annes. Dici l, les Etats-Unis auront modernis leur arsenal dfensif , explique ainsi Bruno Gruselle, de la Fondation pour la recherche stratgique (voir entretien ci-aprs). Pour Moscou, cela ne fait donc aucun doute : lobjectif premier de Washington est de pouvoir contrler limpressionnant parc de missiles intercontinentaux russes donc sa dissuasion nuclaire et ainsi de rompre lactuel quilibre des forces sur la plante. En effet, les Etats-Unis sont les seuls possder la fois des armes offensives comme des missiles et leur parade dfensive avec ce bouclier antimissile. Comme le soulignait, dans le quotidien britannique The Guardian, lex-gnral Vladimir Myasnikov, un expert des systmes balistiques : La gographie du projet amricain prouve que sa cible est la force nuclaire russe, et au-del chinoise. Grce au radar install en Rpublique tchque, les Etats-Unis pourront surveiller une large partie du territoire russe. La Maison blanche veut rpter en Europe ce quelle a fait au Japon, savoir dployer des capacits antimissiles dont la coordination oprationnelle se fera aux Etats-Unis, et ainsi contraindre les pays daccueil une intgration politique, et aussi conomique en en faisant des clients du matriel militaire amricain. Cest un magnifique projet de domination de la plante qui ne dit pas son nom.

Comment les Etats-Unis cherchent-ils rassurer la Russie ?

Washington le rpte haut et fort : son projet de bouclier antimissile ne vise qu prvenir une agression dun Etat voyou ou dun groupe terroriste, pas menacer la Russie. Cest un systme dfensif qui en rien ne relance la course aux armements. La Russie possde des centaines de missiles et des milliers de ttes nuclaires. Une attaque coordonne de sa part dpasserait de loin la capacit de rponse de notre futur bouclier. Le Kremlin le sait bien : en rien lquilibre des forces nest rompu. En ltat actuel de la technologie, le bouclier antimissile ne peut anantir que quelques missiles la fois , insiste le gnral Henry Obering. Pour apaiser les craintes de Moscou, Washington lui a fait des offres de coopration pousse dans le dveloppement de technologies militaires. Il lui a aussi propos dinspecter tous les ans les sites prvus en Pologne et en Rpublique tchque. Le Kremlin a oppos une fin de non-recevoir ces propositions. George Bush et Vladimir Poutine doivent se rencontrer le 6 juin lors du sommet du G8 en Allemagne. Mais personne ne sattend des avances cette occasion.

Quelles sont les arrire-penses des uns et des autres dans cette querelle ?

Tout ceci est un formidable jeu de dupes, crit Alexandre Khramtchikhine, le directeur de lInstitut dtudes politiques et militaires, Moscou. La Russie sait que le bouclier antimissile amricain nest pas encore au point ; il ne menace en rien sa dissuasion nuclaire. Quant aux Etats-Unis, ils savent que lIran est encore loin de concevoir un missile qui survolerait lEurope pour frapper Washington. Mais le Pentagone et le complexe militaro-industriel veulent continuer disposer de fonds considrables ; ils ont donc besoin de projets grandioses. Pour leur part, les dirigeants russes entretiennent cette ambiance de forteresse assige car elle les aide asseoir un rgime autoritaire.
Du ct amricain, on dit ne pas vouloir insulter lavenir. Certes, ni lIran ni la Core du Nord ne possdent aujourdhui de missiles de longue porte. Mais quen sera-t-il dans dix ans ? Or le dploiement et lamlioration du bouclier antimissile exigent du temps.
Du ct russe, tous les observateurs saccordent dire que le pays nadmet pas lautonomie croissante de ses anciens satellites, a fortiori en matire militaire. Moscou regrette sa grandeur passe et elle sait que lquilibre des forces est dj rompu : larme amricaine est aujourdhui nettement suprieure lancienne arme rouge. Ce projet de bouclier antimissile est une couleuvre de plus avaler pour le Kremlin. Il y a eu ladhsion des anciens pays-frres lUnion europenne (UE) et lOtan, llection de gouvernements pro-occidentaux en Ukraine et en Georgie, les critiques rptes de lUE et des Etats-Unis contre les atteintes aux droits humains en Russie et, plus rcemment, le plan de lOnu en faveur de lindpendance du Kosovo. Un plan contre lequel Moscou nexclut pas de poser son veto au Conseil de scurit. Le Kremlin instrumentalise cette question du bouclier antimissile pour tre trait comme un interlocuteur incontournable par les Etats-Unis, simmiscer dans les questions de dfense en Europe et enfin pousser ses pions sur diffrents dossiers : lentre de la Gorgie dans lOtan, lindpendance du Kosovo, la candidature russe lOrganisation mondiale du commerce , estime un haut fonctionnaire franais lUnion europenne. Ceux qui formulent la politique russe ont grandi lpoque de la guerre froide. Il leur est difficile de modifier leur faon de penser. Ils rvent de puissance et ont le sentiment que leur pays est encercl par des puissances ennemies , ajoute un diplomate tchque en poste Bruxelles. Conscient de son pouvoir lOnu, de sa popularit domicile et de la richesse que lui confrent les hydrocarbures, Vladimir Poutine nhsite pas entretenir un climat violemment anti-amricain en Russie.

Quelle est la position des pays europens sur ce dossier ?

Pour un sujet qui la concerne au premier chef, lEurope est tonnamment discrte. Approche par Washington, la Hongrie a refus daccueillir sur son territoire ce bouclier antimissile. Budapest a craint la raction de Moscou, cela dautant quelle a besoin du gaz russe pour sa consommation domestique. Sinon, la ligne pour ou contre le bouclier amricain pouse peu ou prou mais de faon moins vhmente celle qui sparait les anti et pro-guerre en Irak. Le Royaume-Uni et les pays de la nouvelle Europe y sont favorables ; lAllemagne, le Bnlux et la France plutt hostiles. Berlin surtout, dont le ministre des Affaires trangres, Frank-Walter Steinmeier, a dclar : Puisque les sites de stationnement sont proches de la Russie, les Etats-Unis auraient d pralablement lui en parler. Cela se fait en diplomatie, a fortiori sur un sujet aussi sensible. De son ct, Paris estime que la menace iranienne est relle et que lEurope apprciera un jour ce bouclier antimissile, solution en outre gratuite pour les Europens. Mais elle ne veut pas heurter de front une Russie qui apparat dj isole sur la scne internationale.
Pour sa part, lOtan soutient le projet amricain. Le bouclier antimissile ne reprsente pas une menace pour la scurit de la Russie ni ne rompt lquilibre militaire en Europe , a dclar son porte-parole. LAlliance atlantique a mme rclam que des pays comme la Grce et la Turquie, qui ne sont pas couverts par les futurs quipements, bnficient aussi de la protection amricaine. Les experts militaires, pour leur part, soulignent que ce dossier montre quel point lEurope dpend toujours des Etats-Unis pour sa dfense. Comme lexplique Sbastien Caron, chercheur lInstitut suprieur de dfense : Hormis les Etats-Unis, aucun pays de lOtan ne matrise les technologies voulues pour avoir son propre bouclier. Seule la France est en train de dvelopper des missiles dinterception Aster, mais primo ils ne sont pas encore au point, secundo ce ne serait quune dfense antimissile de thtre, cest--dire destin la seule protection de soldats en opration. On mesure l le retard de lEurope de la dfense. Elle peut surveiller une lection en Afrique, mais pas dvelopper son propre systme de dfense contre une attaque extrieure.

Jean Piel

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