| |||
16/04/2008 | |||
Questions internationales (1): Les entreprises indiennes la conqute du monde | |||
(MFI) Loin de limage misrabiliste qui colle lInde, un nombre croissant dentreprises du sous-continent investissent ltranger et rachtent des socits europennes ou amricaines. Le groupe Tata vient ainsi de soffrir le prestigieux constructeur automobile Jaguar. Avec un taux de croissance qui avoisine 9 %, lconomie indienne ne sest jamais aussi bien porte. Mais 700 millions dIndiens vivent toujours avec moins de deux dollars par jour. | |||
Bas Bombay, le groupe Tata assure sa manire la revanche de lInde sur lancien colonisateur britannique. En 2000, il a rachet la firme de th Tetley avant de soffrir, en octobre 2006, le groupe sidrurgique Corus (ex British Steel). Un investissement de 12,9 milliards deuros qui reprsente ce jour la plus importante acquisition dune firme indienne ltranger. Tata est ainsi devenu le 5 producteur mondial dacier. En rachetant Ford les marques Jaguar et Land Rover, la multinationale dirige par Ratan Tata larrire-petit neveu du fondateur du groupe simpose dans le club ferm des constructeurs automobiles denvergure mondiale. Tata avait dj fait parler de lui en janvier 2008, en produisant la Nano, la voiture la moins chre du monde (1700 euros), destine la nouvelle classe moyenne indienne. Avec lachat de Jaguar, la firme de Bombay passe de la voiture de monsieur Tout-le-monde la berline de luxe, et est ainsi prsente sur tous les segments. Comme lexplique lconomiste Dilip Chenoy : Pour assurer son dveloppement international, Tata a besoin davoir accs aux technologies de pointe. Avec Jaguar et Land Rover, plus que des marques automobiles, Tata sest offert des laboratoires de recherche exceptionnels, qui vont lui permettre de combler dun coup quinze ans de retard technologique. Ratan Tata a dailleurs dclar quil entendait conserver lautonomie de Jaguar et Land Rover : Ce sont des marques britanniques ; elles resteront britanniques. Nanmoins, une partie de la production notamment les coteuses finitions pourrait tre dlocalise dans le sous-continent. Tata est-il vraiment un groupe de dimension mondiale ? Sans aucun doute. Certes, la firme indienne nest pas aussi clbre que Microsoft, mais cest une institution qui se confond avec lhistoire conomique du sous-continent. Fond en 1868 comme socit de ngoce par un modeste banquier, Jamsetji Tata, lentreprise stend en rachetant des usines textiles et une acirie. Jamsetji est proche des pres de lindpendance, comme Gandhi ou Nehru ; il estime que la libration de lInde passe aussi par son indpendance conomique . Le groupe connat un nouvel essor avec larrive sa tte, en 1938, de JRD Tata, le neveu du fondateur. Elev Paris, mari une Franaise, JRD est un personnage fantasque, visionnaire, sducteur, bourreau de travail. Il va imposer Tata dans tous les secteurs : de la finance lhtellerie en passant par la sidrurgie, lautomobile ou le textile. Il critique ltatisme conomique alors en vigueur en Inde, et se met dos nombre de politiciens. JRD mne nanmoins dans ses usines une politique sociale innovante, conformment la tradition de sa communaut, les Parsis, ainsi appels parce quils viennent de Perse. En 1991, JRD cde son fauteuil son neveu, Ratan Tata, lactuel PDG du groupe. Form aux Etats-Unis, lhomme est austre, peu mdiatique, les yeux bleu acier, le sourire carnassier. Il va rvolutionner le groupe : il se dbarrasse des filiales en dficit, remplace les amis de la famille par des managers professionnels, impose une cure daustrit pour redresser les comptes, licencie 85 000 salaris sur les 300 000 quemploie la socit. Les grves se multiplient, mais Ratan Tata ne cde rien. Dix ans plus tard, il a gagn son pari : les bnfices ont doubl, 32 des 93 filiales du groupe sont cotes en bourse, plusieurs entreprises trangres sont rachetes. Le chiffre daffaires 51 milliards de dollars reprsente 5 % du PIB de lInde. Via une pliade de marques, la firme de Bombay est un leader mondial de linformatique, de la chimie, de la sidrurgie, de la joaillerie, de lhtellerie. Imaginez Renault, Accor, LOral, Suez, Nestl, Benetton et Citibank runis sous la mme enseigne, et vous obtiendrez Tata , rsume un consultant franais install en Inde. Prochain dfi : faire du patronyme Tata une marque internationalement connue, au mme titre que Sony ou BMW. Tata ne constitue-t-il pas une exception dans le paysage conomique indien ? Plus aujourdhui. En chiffre daffaires, Tata nest dailleurs pas la premire multinationale indienne. Cette place revient Reliance, galement install Bombay, leader mondial de la ptrochimie, prsent aussi dans les tlcommunications et la grande distribution. Avec 15 000 employs, des bureaux dans une centaine de pays et un chiffre daffaires de 70 milliards deuros, Reliance est un groupe denvergure mondiale. Impossible de ne pas voquer les entreprises informatiques comme Infosys ou Wipro qui ralisent 90 % de leur chiffre daffaires lexportation. LInde de la Cit de la joie et des millions de misreux est aussi un leader mondial des logiciels. Au pays de Vishnou et Krishna, le nouveau Dieu sappelle Bill Gates. La ville de Bangalore au sud de lInde emploie autant dinformaticiens que la Silicon Valley, et conoit 25 % des logiciels destins aux entreprises. Cinq des dix premires socits indiennes appartiennent la nouvelle conomie. Le secteur des technologies de linformation voit son chiffre daffaires progresser de 50 % chaque anne. Il tait de 50 millions de dollars en 1990 ; il sera probablement suprieur 60 milliards en 2010. LInde est le seul pays au monde mener son dcollage conomique, non pas en fabriquant des t-shirts, puis des frigidaires et enfin des logiciels, mais directement en vendant au monde le savoir-faire de ses ingnieurs. LInde est la premire puissance informatique mondiale , explique firement Kiran Karnik, le prsident de Nasscom, la puissante association nationale des fabricants de logiciels. La phrase est dj clbre : LInde est le laboratoire du monde, la Chine est son atelier. Elle mrite dtre affine cependant. Car le sous-continent ralise aussi des performances dans le secteur industriel. On le voit avec Tata et Reliance, mais Bharat Forges contrle 30 % du march mondial des essieux et possde des usines en Sude, en Allemagne, aux Etats-Unis et en Chine. Moser Baer bas Delhi est le troisime fabricant mondial de support optique (CD, DVD). Le secteur pharmaceutique est dynamique, tant pour la fabrication de gnriques que pour la conception de nouvelles molcules. Tous ces groupes rachtent des concurrents ltranger. Videocon a dbours 289 millions de dollars pour acqurir le ple tube cathodique de Thomson ; Ranbaxy a repris la branche mdicaments gnriques dAventis ; Reliance a aval le groupe chimique allemand Trevira et rve de soffrir le Franais Carrefour ; Mahindra sest associ avec Renault pour produire la Logan. On pourrait multiplier les exemples. En 2007, les firmes indiennes ont ralis 216 oprations ltranger pour 21 milliards de dollars, soit cinq fois plus quen 2005. Tout les intresse, et sur tous les continents. Les firmes indiennes sont bien dcides damner le pion la concurrence chinoise en Afrique ; un sommet Inde-Afrique vient dailleurs de se tenir Delhi. Les acquisitions des firmes indiennes ltranger sont pour linstant de taille moyenne. Mais comme on le voit avec le rachat par Tata de Corus puis de Jaguar, certains investissements deviennent trs importants. Aprs stre imposs comme des champions nationaux grce limmense march intrieur, les conglomrats indiens entendent simposer sur la scne internationale. Plutt que de concevoir un nouveau produit, le fabriquer puis le vendre, ils prfrent racheter des firmes trangres. En une seule opration, ils accdent un nouveau march, un rseau de distribution et surtout des technologies essentielles leur dveloppement , souligne lconomiste Dilip Chenoy. Comment expliquer cette success story des entreprises indiennes ? Par un virage 180 de la politique conomique du pays. Longtemps, lInde a t marque par le dirigisme conomique. Les entreprises ntaient pas vues comme devant produire de la richesse ni mme gagner de largent, mais comme devant fournir des emplois. Certes, elles taient dtenues par des capitaux privs (une famille en gnral), mais leur production tait dcide par le gouvernement. Interdit de dpasser les quotas fixs, peu importe la demande. On parlait du Licence Raj. A labri de la concurrence internationale, bnficiant dun immense march intrieur, leurs dettes ponges par lEtat en cas de problme, les entreprises ntaient pas incites innover ni mme jouer la carte de la qualit. Le systme ronronnait ; tant pis pour le consommateur. Mais en 1991, une grave crise des paiements oblige Delhi passer sous les fourches caudines du Fond montaire international. Celui-ci impose une cure de libralisme : baisse des droits de douane, ouverture des marchs, fin des quotas de production, privatisations Comme tout dans un pays aussi vaste et complexe que lInde, lvolution se fait lentement. La rsistance vient autant des fonctionnaires qui perdent leur pouvoir, que des chefs dentreprises subitement confronts des concurrents. Paralllement, le succs des firmes informatiques montre aux Indiens que louverture internationale peut tre source de fortune. Aujourdhui, les industriels ont modernis leur appareil de production, rvis leur mode de gestion, ralis des gains de productivit et ne rvent que den dcoudre avec leurs concurrents. Au-del de louverture des marchs et des obligations nouvelles pour les entreprises, le virage libral de lInde a boulevers les mentalits. Gagner de largent nest plus tabou, consommer nest plus honteux, devenir fonctionnaire nest plus le rve. Plutt que de rejoindre un grand groupe, les jeunes prfrent crer leur socit, au grand dam des parents. Le virage conomique a libr des nergies qui ne demandaient qu sexprimer , analysait, dans lhebdomadaire indien Business Today, le sociologue Rajan Bakshi. LInde est en train de vivre ses Trente Glorieuses. Le Mahatma Gandhi est bien loin , observe un diplomate europen en poste Delhi. Le pays peut sappuyer sur des ingnieurs et des managers trs comptents, anglophones et dont les salaires certes en hausse rapide reprsentent 30 % de ceux de leurs homologues europens ou amricains. Lors du dernier forum de Davos, la dlgation indienne tait la plus courtise. Un forum au fort got de curry, titrait le quotidien suisse Le Temps. Le taux de croissance de lInde avoisine les 8 % en moyenne depuis 2000 ; il a mme t de 9,4 % en 2006. Quant la capitalisation boursire de la place de Bombay, elle dpasse les 1000 milliards de dollars. Jamais lconomie indienne ne sest aussi bien porte. Certains prdisent quelle dpassera la Chine avant 2020. Elle en reste encore loin cependant. Ce succs nest-il pas larbre qui cache la fort des difficults du pays ? Oui et non. Il est certain que jamais lconomie indienne na t aussi performante, jamais le nombre de crations dentreprises na t aussi lev. Quiconque nest pas venu en Inde depuis vingt ans serait surpris par la transformation des villes : les voitures sont nombreuses, les vieux scooters Bajaj ont cd la place des Honda ; les boutiques sont modernes et bien achalandes ; partout, on croise des passants, un tlphone portable coll loreille, tandis que des publicits gantes vantent les mrites de tlviseurs japonais ou de vtements amricains. Avant nous avions des rves, aujourdhui nous avons de lambition , rsume Sundeep Malhotra, journaliste Times of India. Aucune multinationale ne peut ignorer lInde dans ses plans de dveloppement , reconnat Philip Morton, le directeur de la Chambre de commerce indo-amricaine, cit par Business Today ; 200 millions dIndiens disposent dun revenu annuel suprieur 15 000 euros. Avec un PIB de 933 milliards de dollars en 2007, le sous-continent est la dixime conomie au monde, la troisime en Asie. Cependant, les investissements indiens ltranger sont plus importants que les investissements trangers en Inde ; ces derniers atteignent peine 17 milliards de dollars, contre 70 milliards en Chine. Lenvironnement des affaires reste difficile dans le sous-continent : ladministration est tatillonne, les banques largement contrles par lEtat, le systme fdral multiplie les centres de dcision. Tout exige du temps et de la patience. En outre, les infrastructures sont dans un tat dplorable, minant la productivit. Je jongle toute la journe sur mon ordinateur entre Londres et Tokyo. Mais lorsque je rentre chez moi, je nai parfois ni eau ni lectricit , dplore un jeune informaticien de Bangalore. Il est plus facile pour nous de faire du business en Europe quen Inde , admet un chef dentreprise indien. Les 200 millions de membres de la classe moyenne ne doivent pas faire oublier la misre qui persiste dans le pays. Pas une agglomration sans bidonvilles, pas une avenue sans familles installes sur le trottoir, pas un village sans huttes misrables. Les campagnes o vit 70% de la population sont exclues du miracle conomique indien ; les rcoltes stagnent mme depuis cinq ans ; 700 millions dIndiens vivent avec moins de deux dollars par jour, 47 % des nourrissons souffrent de malnutrition, on estime 60 millions le nombre denfants contraints de travailler. Les informaticiens indiens ralisent des prouesses, mais 40 % de la population est analphabte. LInde reste un pays sous-dvelopp mme si la pauvret recule. Lconomiste Dilip Chenoy le reconnat : Les ingalits sont si grandes et les structures sociales si rigides, notamment cause du systme des castes, que lenrichissement des uns na quun faible effet dentranement sur les autres. La mobilit sociale est rare en Inde, et le succs conomique ne profite qu une minorit. Nanmoins les choses voluent positivement, le PIB par tte progresse mme sil reste peu lev. Le pays est si vaste et si complexe que les changements sont toujours lents. Lun des symboles de lInde est llphant, un animal robuste, qui marche lentement, mais que rien ne peut arrter. | |||
Jean Piel | |||
|