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10/02/2008 | |||
IVème conférence des ministres francophones de la Justice Justice transitionnelle (1) Principes et standards internationaux | |||
(MFI) Dans l’attente d’un retour à l’Etat de droit, une justice spéciale peut se mettre en place pendant les périodes de transition, souvent tiraillée entre le désir de justice émanant des victimes et la recherche d’un compromis pour la paix. Débat autour d’un concept hors normes qui séduit autant qu’il agace. | |||
« Face à des Etats menacés de fragmentation, où les valeurs traditionnelles et le tissu social se délitent, la justice transitionnelle se présente comme une fragile alternative pour échapper à l’escalade de la violence et de la vengeance », explique Pierre Hazan1. Commissions vérité, justice pénale internationale, les paroles de repentir et l’octroi de réparations aux victimes de violations massives des droits de l’homme se sont multipliés aux quatre coins de la planète depuis la fin de la Guerre froide. Sans oublier la mise en mémoire des crimes du passé. La justice transitionnelle repose en effet, avant tout, sur l’idée de parvenir à éviter l’écueil d’une spirale de la vengeance, en faisant cohabiter victimes et bourreaux, et passe, pour ce faire, par une recherche de la vérité afin de réintégrer la victime dans sa dignité et de lui proposer des réparations, tout en trouvant des modes de délégitimation et/ou de punition alternatifs pour les responsables afin de bannir l’impunité. A l’époque, l’accent est mis sur la justice pénale et les droits de l’homme. Inspirés du procès de Nuremberg, procès et poursuites sont engagés contre les membres des juntes militaires en Grèce (1975) ou en Argentine (1983). Au fil du temps, la gestion des héritages dramatiques des pays post-conflits ou sortant de régimes autoritaires se pose avec davantage d’acuité. Exactions commises à très grande échelle (Cambodge) ou lors de guerres ou de dictatures de longue durée (Sri Lanka), perpétrées longtemps avant la transition (Espagne) ou lors de son déclenchement (Timor Leste), par des représentants de l’État (Salvador), des rebelles ou encore des deux parties (Sierra Leone, Mozambique)… A la fin des années 1980, les stratégies de la justice transitionnelle mise en œuvre prennent un tour plus politique. Des stratégies novatrices apparaissent, soutenues financièrement et politiquement par la communauté internationale, les OING ou les réseaux. Les stratégies nationales visant à affronter les violations passées sont censées responsabiliser les coupables, mettre fin à la culture de l’impunité, (r)établir la primauté du droit dans une perspective de gouvernance démocratique. Tout en respectant les obligations morales et juridiques issues du mouvement des droits de l’homme, elles veulent renforcer les démocraties naissantes en vue de stabiliser à terme les foyers de tension. Des lois et conventions sur les droits de l’homme et humanitaires sont adoptées parallèlement par les Nations unies, une soft law servant de guide aux États autant qu’aux juges du monde entier en charge des crimes du passé. En outre, l’Onu crée de nouveaux instruments juridiques, un recours, dans le cadre de la Cour pénale internationale, lorsque les tribunaux nationaux sont dans l’incapacité d’engager des poursuites contre les auteurs d’exactions massives ou sont réticents à le faire. Une justice autonome centrée sur les victimes Cette justice adaptée aux périodes de transition est autonome et centrée sur les victimes (Tribunal pénal international pour le Rwanda, Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, Tribunal spécial pour la Sierra Leone, Cour pénale internationale). Mais vu l’importance et la complexité des dossiers dont elle est saisie, elle ne peut traiter qu’un nombre très limité de violations, celles des hauts responsables politiques et militaires pour leur responsabilité dans les crimes commis à l’encontre du droit international. « La justice transitionnelle porte la marque contradictoire des années 1990, celle de l’espoir et du tragique. Face lumineuse, l’effondrement des dictatures communistes dans l’ex-empire soviétique, la fin du régime d’apartheid en Afrique du Sud et l’affermissement des démocraties en Amérique latine. Face sombre : le génocide au Rwanda et les politiques de nettoyage ethnique dans les Balkans, au Caucase et en Afrique », poursuit Pierre Hazan. Un impact déterminant sur les processus de réconciliation Tout processus transitionnel « est confronté au droit de savoir, au droit à la justice et au droit à la réparation », insiste Louis Joinet2 pour qui la justice transitionnelle constitue « un des aspects du processus global des transitions politiques ». Souvent, l’appareil judiciaire est détruit (Timor oriental, Haïti) et la législation en vigueur nécessiterait l’abrogation de certaines lois ou d’amnisties, ces « primes à l’impunité ». Pour Mark Freeman3, « la manière dont la nation gère les séquelles des violations des droits de l’homme à grande échelle (…) a un impact déterminant sur l’échec ou le succès du processus de réconciliation ». Chaque cas est unique : la transition peut faire suite à une intervention extérieure (Irak), à une négociation sous l’égide de l’Onu (Guatemala), être le fruit de négociations avec large amnistie préalable (Sierra Leone). Elle peut succéder à une rébellion armée (Afrique du Sud), un référendum (Chili), un scandale (Pérou), une élection régulière (Serbie-et-Monténégro). Si certains pays ont la capacité de rendre justice, d’autres ont besoin d’une assistance de la communauté internationale ou encore souhaitent des consultations générales incluant tous les membres de la société. Le mécanisme le plus étroitement associé à la justice transitionnelle est celui des commissions de vérité (CVR). Plus d’une vingtaine ont été établies à travers le monde depuis 1974. Parmi les plus remarquées, celles d’Argentine (1983), du Chili (1990) et d’Afrique du Sud (1995), inspirée de ses aînées latino-américaines et allemandes. Elles doivent pour la plupart leur création et leur légitimité aux États. Elles ont aussi parfois bénéficié du soutien de la communauté internationale (Salvador, 1992 ; Guatemala, 1997 ; Timor oriental, 2001 ; Sierra Leone, 2002, Europe orientale et Moyen-Orient). Elles ne s’adaptent pas à tous les contextes mais aident souvent les sociétés en transition à appliquer leurs objectifs. Les CVR reposent sur un équilibre précaire Ces structures d’enquête temporaires et non judiciaires peuvent contribuer à établir la vérité sur la nature et l’échelle des violations en menant des enquêtes, ouvrir une tribune publique où les victimes font état de leurs souffrances devant la nation qui les reconnaît. Elles peuvent selon les cas identifier les responsables, recueillir et conserver les preuves de leur culpabilité, juger de l’opportunité des sanctions, fournir réparations aux victimes, entretenir la mémoire des faits et des événements afférents pour les survivants (musées et autres lieux de mémoire). Et aussi préconiser des réformes légales et institutionnelles, en vue de prévenir de futures violations et de renforcer la paix et la réconciliation nationale. Les CVR peuvent être jugées insuffisantes dans une perspective démocratique. Elles reposent sur un équilibre précaire, entre l’énorme demande de justice émanant des victimes et un projet que d’aucuns jugent trop consensuel. Pour A. Gutmann et D. Thompson (2000), elles ont sacrifié la justice criminelle traditionnelle au nom de la vérité et de la réconciliation. Mais les tenants d’une justice réparatrice (restorative justice) l’inscrivent dans un processus coopératif impliquant toutes les parties. L’ensemble de ces stratégies peut être appliqué séparément ou en combinaison, comme en Sierra Leone où la justice pénale se double d’une CVR. Des initiatives visent aussi à responsabiliser les acteurs comme les gacacas au Rwanda, une forme traditionnelle de justice et de réconciliation. Ou à restaurer la crédibilité des Etats comme en Europe de l’Est (ex-Tchécoslovaquie), où les stratégies d’assainissement (« vetting ») ont permis de « purger » les secteurs de la sécurité publique de ses brebis galeuses, évaluant notamment le niveau de corruption des fonctionnaires. Plus largement, des réformes institutionnelles permettent de corriger les abus dans la police, le renseignement militaire, les services judiciaire et pénitentiaire... Elles peuvent aller jusqu’à l’abrogation de lois abusives voire de certaines constitutions. Politique du pardon ou politique de châtiment ? Alors que le conseil de sécurité de l’Onu fondait le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, un vigoureux débat opposait, au milieu des années 1990, les partisans d’une politique du pardon et ceux d’une politique de châtiment, « entre nécessité de pacification et impératifs de justice », résume Christian Nadeau4, du département de philosophie de l’université de Montréal. Sous prétexte d’assurer une transition stable vers la paix, certains gouvernements ont accordé l’amnistie à des responsables de violations. Le droit international a progressivement modifié le cadre juridique de lutte contre l’impunité, aux plans nationaux et international, notamment par l’abrogation de lois d’amnistie ou la levée de l’immunité des autorités. Autant d’« obstacles aux poursuites des auteurs de certains crimes », insiste Mme Orentlicher, auteur d’une étude pour le Secrétaire général de l’Onu5. Cette étude avait pour objet la mise à jour des « Principes » relatifs à la lutte contre l’impunité tels qu’ils avaient été proposés en 1997, « pour refléter l’évolution récente du droit international et de la pratique (…) », et tels qu’adoptés ensuite par la Commission des droits de l’Homme en février 2005. Reste que les jurisprudences transitionnelles, de plus en plus nombreuses, s’enrichissent les unes les autres, « entre l’idéalement souhaitable et le pratiquement possible », conclut Louis Joinet. 1. Pierre Hazan (US Institute of Peace, Washington DC). Mesurer l’impact des politiques de châtiment et de pardon : plaidoyer pour l’évaluation de la justice transitionnelle in International Rewiew of the Red Cross (vol 88 n° 861, 2006). 2. Louis Joinet, in La justice transitionnelle francophone, état des lieux. 2007. 3. Mark Freeman. Le rôle des parlements dans l’aboutissement du processus de réconciliation. Guide pratique à l’usage des parlementaires n° 10. IDEA, Union parlementaire, 2005. 4. Christian Nadeau. Responsabilité collective, justice réparatrice et droit pénal international. Université de Montréal, 2006. 5. Les meilleures pratiques pour aider les États à renforcer leur capacité à combattre tous les aspects de l’impunité. Etude pour le Secrétaire général. Nations unies, 2004. | |||
Antoinette Delafin | |||
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