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29/04/2008
Questions internationales (2)
Patrick Rotman : Le monde na plus t le mme aprs 1968


(MFI) Historien, crivain, ralisateur de documentaires, Patrick Rotman a consacr plusieurs livres 1968 (1). Selon lui, mme si elles ont t suivies dun brutal retour lordre, les rvoltes qui ont secou plusieurs pays cette anne-l ont entran une exceptionnelle modernisation et dmocratisation des socits. Les avances acquises en 1968 sont irrversibles. Mais le contexte est aujourdhui trop diffrent pour imaginer quun nouveau 68 puisse se reproduire. Comme Daniel Cohn-Bendit, Patrick Rotman estime quil faut oublier 1968.

MFI : Etats-Unis, France, Japon, Tchcoslovaquie, Mexique Autant de pays divers, avec des contextes politiques particuliers. Comment expliquer que tous aient connu de grandes manifestations la mme anne ?

Patrick Rotman : Une des causes majeures est lapparition de la jeunesse comme force politique, sociale et culturelle. Cest une lame de fond qui part des campus amricains et dferle, dans une critique radicale des modes de vie et de la socit, sur tout le monde occidental. Cette jeunesse est surtout tudiante, mais pas uniquement, et pour la premire fois dans lhistoire, elle est nombreuse. Ce sont les enfants du baby-boom qui se rvoltent. Ces jeunes remettent en cause la morale, les ides, la conception de la socit hrites de leurs parents et souvent influences par la religion chrtienne. Ils remettent en cause lenseignement, la transmission du savoir ; une revendication laquelle les universits, que ce soit en France, en Italie ou au Japon, sont incapables de rpondre. Cette force nouvelle que reprsente la jeunesse est un facteur essentiel pour comprendre 1968 dans le monde.
Le second facteur est la guerre du Vietnam. Celle-ci joue un rle fondamental dans la politisation et la radicalisation des mouvements estudiantins. Aux Etats-Unis videmment, mais aussi en France, au Japon et dans le monde entier. La contestation de la guerre amricaine au Vietnam est un ferment de rvolte. Cette guerre apparat immorale et injuste, cest une guerre du fort contre le faible, du riche contre le pauvre, de lOccident contre le Sud. Loffensive du Tt en janvier 1968, lorsque les Vit-Cong prennent le contrle dune centaine de villes au sud-Vietnam, accentue la prise de conscience de la violence du conflit.
Evidemment, chaque pays a son histoire, ses spcificits. Mai 68 en France a des causes propres quon ne retrouve pas dans le soulvement estudiantin doctobre au Mexique ou dans le Printemps de Prague. Mais il existe des causes profondes, communes tous ces soulvements. Ce nest pas seulement un effet contagion ; il existe une cohrence dans les rvoltes qui secouent la plante en 1968. Les mmes causes produisent partout les mmes effets.



MFI : On conteste le modle dominant car on ralise que celui-ci nest pas infaillible ?

P. R. : Cest lune des raisons en effet. Ct amricain, loffensive du Tt constitue un coup de tonnerre. Les Vit-Cong, communistes, pauvres et mal quips, mettent en difficult la premire arme du monde. Ils semparent de Hu, de Saigon et dune centaine dautres villes. Les GIs vont mettre plus dun mois les dloger, au prix de combats dune rare violence. Cette capacit de rsistance des Vietnamiens surprend le monde entier ; les journaux et les tlvisions suivent lvnement au quotidien. Loffensive du Tt marque normment lopinion mondiale.
Dans la sphre communiste, le mythe de linfaillibilit de Moscou est battu en brche. Il y avait dj eu le rapport Khrouchtchev lors du 20 congrs du Parti communiste en 1956 ; un rapport dune porte considrable puisque, pour la premire fois, le premier des communistes critiquait le communisme. Cela a ouvert une brche dans lunicit de lidologie. Plus prs de 1968, le schisme chinois est fondateur. Moscou ne dtient plus la vrit unique du communisme ; un autre modle est possible. En 1967 en effet, Pkin et Moscou ont rompu leurs relations diplomatiques aprs des annes de tension. Officiellement, le diffrent est idologique : la Chine accuse lURSS de rvisionnisme cause de ses liens avec les pays occidentaux ; de son ct, lURSS critique la Rvolution culturelle en cours. En ralit, lenjeu est celui de la domination du monde communiste. Cette lutte dinfluence se fait particulirement sentir dans le Tiers monde. A Paris aussi, les tudiants brandissent le Petit livre rouge de Mao.


MFI : Sans laffrontement Est-Ouest, le monde naurait pas connu la rvolte en 1968 ?

P. R. : Il est difficile de refaire lHistoire. La certitude est que la division du monde en deux blocs, laffrontement communisme-capitalisme structurent la pense politique lpoque. Chacun se positionne par rapport cet antagonisme. La pense politique a totalement chang aujourdhui. Les manifestations en France, en Allemagne, au Japon, aux Etats-Unis, en Pologne tmoignent de la recherche dune socit qui chapperait ce clivage. Les manifestants ne veulent tre ni lEst ni lOuest. Ils nont de sympathie ni pour le modle capitaliste ni pour le modle sovitique. Certains croient dans le modle chinois, mais lespoir est surtout cette troisime voie dont on verra quelle nest pas encore possible. En 1968, lalternative au communisme et au capitalisme nexiste pas encore. Croire le contraire est une illusion.
Sur le plan mondial, 1968 marque aussi laboutissement du mouvement de libration des peuples, de dcolonisation commenc une dizaine dannes auparavant. Cest la mme logique dune revendication de davantage de liberts, de socits plus justes et plus ouvertes. La dcolonisation, la naissance de ce quon appelle alors le Tiers monde, lmergence de leaders charismatiques en Afrique et en Asie, vont marquer nombre de jeunes en Occident ; 1968, cest aussi la tragdie du Biafra, qui donnera naissance cette extraordinaire preuve de solidarit quest la mdecine humanitaire. Ce vaste courant sachve en 1973 avec la crise ptrolire, les difficults conomiques, le chmage de masse. On rentre alors dans une autre logique politique qui se renforcera avec la chute du bloc sovitique.


MFI : 1968 symbolise une formidable soif de libert. Mais cest aussi lanne de tous les dangers : la dmocratie est parfois malmene, et partout lordre triomphe.

P. R. : 1968 a permis des avances dmocratiques considrables pour les jeunes, les femmes, les mdia, pour toute la socit. Mais cest aussi une anne violente. Le Printemps de Prague est cras par les chars sovitiques ; les manifestations estudiantines au Mexique sont rprimes dans le sang ; aux Etats-Unis, Martin Luther King et Robert Kennedy sont assassins. Autant de menaces contre la dmocratie. 1968 est une anne tragique car les espoirs sont dus.
Il ne faut pas oublier que lpoque est extrmement violente. Lidal dmocratique cohabite avec lide que lmergence dune autre socit nest possible que par la violence. Cette ide vient de la brutalit meurtrire de la guerre du Vietnam, qui lgitime la violence aux yeux de lopinion. A lpoque, tout le monde croit cette ide pernicieuse que pour aller vers le bien, il faut passer par le mal. Ainsi la rvolution culturelle en Chine est terriblement brutale, mais elle reprsente un espoir. De mme, en Amrique latine, le Che Guvarisme triomphe ; cest le culte de la gurilla, du progrs par les armes. Il parat alors inconcevable de passer de la dictature la dmocratie sans passer par la violence.
En outre, 68 nest pas un bloc homogne. Il existe des aspects trs dplaisants dans les rvoltes de cette anne-l, notamment un comportement qui frise le totalitarisme. Cest un mouvement libertaire et dmocratique, mais qui comportait des drives totalitaires, un culte de la faction et du soupon. Certes, aprs les rvoltes, lordre triomphe partout. En Tchcoslovaquie videmment, mais aussi aux Etats-Unis o Nixon est lu. En France, la droite se maintiendra prs de quatorze ans au pouvoir. Personne naime longtemps le dsordre, et les coups de fivre ne peuvent avoir quun temps. Il faut donner un sens la rvolte. Or ce ne sont pas les tudiants qui vont le faire ; ils ne disposent pas des relais politiques voulus. En outre, 68 nest pas un mouvement politique. Cest un mouvement socital, culturel, existentiel. Il est donc invitable qu un moment, le politique et lorganisation reprennent leurs droits. Ce qui nenlve rien aux avances dcisives qua permis 1968.


MFI : Que reste-t-il de 1968 aujourdhui ?

P. R. : La grande force de 68 est que son hritage est intgr depuis longtemps. Cet hritage est tellement en nous que nous en avons peine conscience. Cest tout ce que ce mouvement a apport en terme de dmocratisation, de modernisation, de libration des murs, douverture politique, de climat de libert, de socit moins rpressive. On peut citer ple-mle lassouplissement de la hirarchie dans les entreprises, la lgalisation de lavortement, la majorit 18 ans, lautorit parentale qui remplace lautorit paternelle, le divorce plus facile, les mdia plus libres, lhomosexualit mieux accepte, louverture aux autres cultures Cest un souffle nouveau qui balaie des socits jusqualors sclroses. Partout o les rvoltes ont eu lieu, il y a un avant et un aprs 68. Le monde na plus t le mme aprs 1968. Dans les dix annes qui suivent, une srie de lois est adopte en France notamment qui fait que la socit ne ressemblera plus jamais ce quelle tait auparavant. Cest une mise jour des rapports entre les gens, au niveau de la socit comme au niveau individuel et mme intime.
Lorsque Nicolas Sarkozy dit, pendant sa campagne lectorale, quil veut liquider lhritage de mai 68, il nen pense pas un mot ; son discours est purement politicien. Il sait quil ne remettra pas en cause les acquis dmocratiques de 68, quil ne remettra pas en cause lavortement ni les droits de la famille. Les jeunes qui lapprouvent alors sont des ignorants qui nont pas conscience que toutes les liberts dont ils profitent viennent de mai 68. Les filles qui ont vot Sarkozy veulent-elles vivre linterdiction de la contraception comme dans les annes soixante ? Evidemment non. Nicolas Sarkozy est lui -mme un enfant de 68.
Pour revenir lhritage, cette anne signe le triomphe de lindividualisme. Le sentiment dappartenance une socit homogne cde la place la qute du bonheur individuel ; chacun veut trouver son quilibre dans sa famille, son entreprise, son couple, son environnement, son projet de vie Cest le triomphe du Moi je. Cest pourquoi je qualifie mai 68 de frisson existentiel. Nanmoins, le sens du collectif na pas disparu pour autant. Chacun veut son bonheur individuel dans le cadre du groupe dont il se revendique. Les manifestations de 1968 ont t un formidable acclrateur pour obtenir des volutions sociales qui taient inluctables.


MFI : Comment ragissez-vous lorsque vous entendez Daniel Cohn-Bendit dclarer quil faut oublier 68 ?

P. R. : Il a raison, mme si une telle phrase surprend de la part dun leader de mai 68 en Europe. Encore une fois, nous avons intgr lhritage de 68 en termes de dmocratisation, dmancipation, de droits des femmes, de libration des murs, de droits des syndicats Tout cela est impossible remettre en cause ; cest un mouvement irrversible. Ces volutions sociales simposeront aussi dans les pays o lislam est aujourdhui triomphant, car dans le combat entre modernit et religion, la modernit finit toujours par lemporter. 68 a permis une acclration incroyable de ce processus ; maintenant cest termin. 68 est loin. On ne peut pas vouloir comprendre le monde daujourdhui avec la grille des annes soixante. Le monde a trop chang. Nous sommes dans un autre sicle, avec un autre environnement, un autre systme conomique, une autre culture. Les acquis sont l, mais cest un vnement pass.
En France, mai 68 reste prgnant dans linconscient collectif car cest la dernire fois quil y a eu un tel mouvement de masse, que les tudiants et les ouvriers se sont retrouvs derrire les mmes barricades, que les remises en cause ont eu lieu dans tous les milieux sociaux, chez les dentistes comme chez les typographes. Cest le dernier rve gnral de tout un pays qui sinterroge sur lui-mme. Il existe un ct transgressif et festif en 68 qui ne sest jamais reproduit.
1968 est le produit dune poque. On ne peut plus voquer 68 pour comprendre ce qui se passe aujourdhui, ds quil y a 50 tudiants dans la rue. De mme, on ne peut pas comparer la guerre en Irak et la guerre au Vietnam. Cela na rien voir. En histoire, les vnements ne se reproduisent jamais. Daniel Cohn-Bendit a raison quand il dit : Oubliez 68 !


(1) * Mai 68 racont ceux qui ne lont pas vcu, de Patrick Rotman, Le Seuil, 2008.
* Les annes 68, de Patrick Rotman et Charlotte Rotman, Le Seuil, 2008.


Propos recueillis par Jean Piel

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