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13/05/2008
Questions internationales (1)
Regain de tension dans le Caucase


(MFI) Alors que des lections lgislatives anticipes se tiennent le 21 mai Tbilissi, capitale gorgienne, des heurts ont nouveau oppos la Russie et la Gorgie ces dernires semaines, au point que les observateurs nexcluent pas une guerre dans la rgion. Tbilissi accuse Moscou de soutenir le sparatisme dans deux provinces gorgiennes. Mais au-del, la Russie naccepte pas sa moindre influence dans la rgion. Ancienne rpublique sovitique, la Gorgie est dsormais proche des pays occidentaux. Elle abrite mme des bases militaires amricaines.

Quels incidents ont oppos rcemment la Russie et la Gorgie ?

Menaces verbales, renforcement des troupes, survol par des avions militaires La tension est monte dun cran ces dernires semaines entre la Russie et la Gorgie. Au cur du diffrent : le statut de lOsstie du Sud et de lAbkhazie, deux provinces revendiques par Tbilissi, mais quasi indpendantes dans les faits et soutenues par Moscou.
Dans un contexte rgional tendu, Vladimir Poutine qui tait alors encore prsident pour quelques jours a mis le feu aux poudres en dcidant, le 16 avril, de renforcer les liens avec les deux provinces sparatistes. Nous devons cooprer avec les autorits de fait dAbkhazie et dOsstie du Sud dans le domaine conomique et social, afin de dfendre les droits et les intrts des citoyens russes installs l-bas , a-t-il dclar. Des citoyens russes nombreux par dfinition puisque Moscou a octroy un passeport 90 % des Osstes et des Abkhazes. Le Kremlin a beau jurer que son objectif nest pas la confrontation avec la Gorgie mais le dveloppement conomique de la rgion, les autorits de Tbilissi ont aussitt dnonc une tentative dannexer deux provinces gorgiennes, une violation de toutes les lois internationales avant de saisir le Conseil de scurit des Nations unies.
Mais lescalade ne sest pas arrte l. Le 4 mai, un Mig-29 russe a abattu un drone gorgien au-dessus de lAbkhazie. Sans le reconnatre, Moscou ne la pas dmenti, mais a accus Tbilissi de faire monter la tension en crant une activit militaire inutile dans une rgion sensible . Rsultat : la Gorgie a renforc ses troupes la frontire abkhaze, et la Russie y a dploy un millier de soldats supplmentaires. Laugmentation des troupes russes en Abkhazie est une provocation et menace la scurit internationale. Il est difficile de croire que le renforcement de ce contingent vise maintenir la paix. Cest le dbut dune agression militaire de grande ampleur, et une atteinte la souverainet de la Gorgie, a dclar David Bakradz, le ministre gorgien des Affaires trangres.
Au-del des dclarations enflammes et des tentatives dintimidation, le risque dune guerre entre la Russie et la Gorgie apparat srieux aux observateurs. LUnion europenne, les Etats-Unis et lOtan ont appel Moscou la retenue et lui ont demand de retirer ses nouvelles troupes de la province conteste.

Quelles sont les racines de cette rivalit entre Moscou et Tbilissi ?

La tension dans cette partie du Caucase est lie aux rancurs qui perdurent, plus de quinze ans aprs la chute de lURSS. Comme le rappelle lhistorien Zviad Bachvilli, cit par Le Monde : Sous les tsars puis lpoque sovitique, les Gorgiens ont entretenu des rapports ambigus avec leur voisin du nord, parfois vu comme un protecteur face aux Perses et aux Turcs, parfois comme un oppresseur. La province a fourni lURSS ses dirigeants les plus sinistres, comme Staline ou Beria. Mais elle a aussi souffert de la politique dassimilation impose par Moscou. Les Gorgiens se considrent comme un peuple mditerranen, christianis ds le IV sicle, proche de lOccident. Ils ne se sont jamais sentis proches de lURSS.
Lors du bouleversement que connat lEurope de lEst la fin des annes quatre-vingt, les Gorgiens revendiquent leur indpendance. La raction de Moscou est violente. Le 9 avril 1989, une manifestation pacifique devant le Parlement de Tbilissi est disperse dans le sang par les troupes sovitiques (19 morts). Ce jour-l, le divorce est scell entre Moscou et la Gorgie, estime Zviad Bachvilli. Tbilissi proclame son indpendance le 9 avril 1991 la fureur de la Russie.
Mais un nouveau conflit commence alors. LOsstie du Sud, lAbkhazie et lAdjarie trois provinces autonomes rattaches par lURSS la Gorgie profitent de la faiblesse du nouvel Etat pour faire scession. 1991 et 1992 sont deux annes de guerre ; des milliers de Gorgiens fuient les provinces rebelles ; la Russie arme les sparatistes. En Abkhazie, ces derniers lemportent sur les troupes gorgiennes, et la province sinstalle dans une indpendance de fait. Un cessez-le-feu est conclu avec les deux autres rgions. Mais pour que les armes se taisent, la Gorgie doit accepter les conditions du Kremlin : Tbilissi intgre la Communaut des Etats indpendants (CEI) ; des bases militaires russes sont maintenues ; outre les troupes de lOnu, la Russie dploie une force dinterposition. La Russie est ainsi devenue, militairement, juge et partie dans la rgion , constate le journaliste Alda Engoan, dans le quotidien 24 Saati.
En 2003, nouveau changement Tbilissi : le pro-occidental Mikhel Saakachvili simpose la tte du pays, au terme dune rvolution des roses (tous les manifestants portaient des roses) qui rappelle dsagrablement Moscou la rvolution orange en Ukraine. Mikhel Saakachvili fait de lintgrit territoriale sa priorit. Grce un subtil dosage entre menace militaire et sduction conomique, il ramne lAdjarie dans le giron de la Gorgie. Mais il ne connat pas le mme succs avec les autres provinces. Vladimir Poutine dteste cet homme charismatique, qui joue la carte du David gorgien contre le Goliath russe , si proche de lOccident qu Moscou on le voit comme la marionnette de Washington. Cet homme qui a dclar : La Gorgie fait partie de lespace post-sovitique. Mais les choses voluent vite. Il est possible que le prochain prsident gorgien connaisse encore le russe ; il est certain que le suivant ne parlera pas cette langue. Depuis, Moscou souffle le chaud et le froid avec la Gorgie, alternant les propos rassurants et le chantage la livraison de gaz, les aides conomiques et lembargo commercial.

Que pensent lAbkhazie et lOsstie du Sud de cette situation ?

Les gens sont devenus fous. Avant, nous vivions ensemble, nous partagions les joies et les peines. Aujourdhui, les gens ne se parlent pas, mais se tirent dessus , racontait, dans Le Monde, un habitant de Gori, en Osstie du Sud. A lire les tmoignages, ni lOsstie du Sud ni lAbkhazie ne souhaitent rester dans le giron de la Gorgie. Dans les deux provinces, des rfrendums sur lindpendance ont donn une large majorit au oui ; un rsultat non reconnu par la communaut internationale puisque les Gorgiens contraints de fuir pendant la guerre nont pas pu participer des scrutins qui, en outre, se sont drouls sous supervision russe.
Si certains Osstes militent pour lindpendance, dautres sont favorables un rattachement lOsstie du Nord, une province de la Fdration de Russie. Cela respecte une logique culturelle, linguistique, historique , reconnat un diplomate. On imagine mal ce minuscule territoire montagneux et enclav (3 900 km ; 90 000 habitants) devenir indpendant. Ses ressources sont maigres, et son conomie comme celle de lAbkhazie dpend totalement de ses voisins, et de la contrebande de cigarettes, dalcool, dessence, darmes. Les affrontements avec larme gorgienne sont quotidiens. Les dirigeants de Tbilissi savent que la force ne suffira pas contrer les aspirations sparatistes. Ils cherchent sattirer les faveurs de la population en modernisant les infrastructures, en construisant des usines, comme ils lont fait en Adjarie. Nous rhabilitons les routes, les coles, les hpitaux, alors que les dirigeants osstes ne font rien pour leurs concitoyens. Ils senrichissent grce la contrebande et la corruption , se vantait, dans LExpress, Dmitri Sanakoev, le chef de ladministration gorgienne en Osstie du Sud. Mais la Russie aussi investit beaucoup dans la moiti du territoire osste quelle contrle.
Mme si elle nest reconnue par aucun Etat (pas mme par la Russie), lAbkhazie
250 000 habitants est de facto indpendante depuis 1992. Cet ancien lieu de villgiature de la nomenklatura sovitique sur la Mer Noire dispose de son Parlement, son gouvernement, son arme. Mais son conomie est entirement aux mains de la Russie. Cest Moscou qui paie les salaires des fonctionnaires ; ce sont des hommes daffaires russes qui ont investi dans limmobilier, le commerce, les transports Mme les postes-cls de ladministration sont dtenus par des Russes, comme celui de chef dEtat-major de larme ou de ministre de lIntrieur. Une situation dont se flicite un enseignant, cit par Le Monde : Si la Russie sintresse lAbkazie, notre avenir est assur. Mais comme le raconte dans le magazine Go un habitant de Soukhoumi, la capitale : Nous avons un passeport russe, la monnaie est le rouble, les chefs dentreprises viennent de Moscou, mais nous pensons tre indpendants sous prtexte que nous nobissons plus la Gorgie. Le montant dun salaire russe pse plus lourd que les considrations patriotiques.
Mikhel Saakachvili insiste sur les progrs que connat lAdjarie depuis quelle est revenue, en 2004, dans le giron de la Gorgie. La diffrence est que les Adjars sont un peuple gorgien, pas les Osstes ni les Abkhazes. A lexemple de lAdjarie, ces derniers opposent celui du Kosovo dont les spcificits culturelles, religieuses, historiques, lui ont permis de divorcer de la Serbie, avec la bndiction des Etats-Unis et de lUnion europenne.

Quels enjeux expliquent une telle rivalit entre Moscou et Tbilissi ?

Sans surprise, les intrts conomiques sont importants. Le sud du Caucase recle des gisements dhydrocarbures ; cest aussi une voie de passage des oloducs de la Mer Caspienne vers la Russie. La Gorgie abrite en outre deux ouvrages qui permettent de transporter le ptrole et le gaz de la Caspienne vers lEurope, en vitant la Russie : loloduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (Azerbadjan, Gorgie, Turquie) et le gazoduc qui relie Bakou Erzurum, en Turquie. Deux ouvrages qui reprsentent un manque gagner pour la Russie et qui rduisent sans lliminer la dpendance nergtique de Tbilissi lgard de Moscou. Au-del de lconomie, la Gorgie reprsente un intrt gostratgique. Les pays occidentaux en sont bien conscients (voir article ci-aprs). Elle borde la Mer Noire, constitue un point de passage oblig entre la Russie et la Turquie, est frontalire de la Tchtchnie et se situe sur la route qui relie la Russie lIran.
Mais les arguments rationnels conomie, gostratgie nexpliquent pas tout. La Russie naccepte pas que se rduise sa sphre dinfluence ; cest une question dego. Elle laccepte encore moins face au prsident gorgien Mikhel Saakachvili pour qui loccidentalisation du pays est synonyme de rupture avec le pass et de chemin vers la modernit. Ses bonnes relations avec George Bush et les dirigeants europens, son souhait dadhrer lOtan sont interprts par le Kremlin comme un nouvel encerclement de la Russie, mais aussi comme une offense lhonneur national. Mikhel Saakachvili ne fait certes pas dans la demi-mesure lorsquil se dclare prt accueillir le bouclier antimissile amricain, abrite plusieurs bases de lUS Army et multiplie par 20 en cinq ans le budget de sa propre arme (de 27 600 millions de dollars). Pour lhistorien Zviad Bachvilli : En attisant les conflits en Osstie du Sud et en Abkhazie, la Russie cherche dstabiliser son ancien vassal aujourdhui mancip. Avant, Tbilissi obissait sagement Moscou ; aujourdhui, malgr sa petite taille et ses maigres ressources, elle rsiste, nhsitant pas dnoncer publiquement les agissements de Moscou, contrairement aux usages diplomatiques.
Lannonce par Moscou dun renforcement de ses relations avec lOsstie du Sud et lAbkhazie est lune des dernires dcisions de politique trangre de Vladimir Poutine comme prsident. Cest dire limportance quil accorde au dossier. Cest une riposte aux vellits de Tbilissi dintgrer lOtan. L(ex)matre du Kremlin sait bien que lOrganisation atlantique ne peut pas accueillir un nouveau membre qui na pas rgl ses conflits intrieurs. Il profite aussi de la multiplication de critiques contre Mikhel Saakachvili alors que des lections lgislatives anticipes se tiennent le 21 mai Tbilissi. Les Gorgiens en effet sont mcontents de lautoritarisme de leur prsident et de sa politique ultra-librale qui, si elle permet un fort taux de croissance, a aussi de graves consquences sociales.

Existe-t-il des solutions en vue ?

Tout en renforant ses troupes en Abkhazie et en Osstie du Sud et en contrlant ladministration locale, la Russie assure ne pas vouloir porter atteinte lintgrit territoriale de la Gorgie. Elle rappelle quelle na pas reconnu lindpendance des deux provinces sparatistes. Comme gage de bonne volont, Moscou vient dannoncer la leve des sanctions imposes en 2005 contre Tbilissi : libre circulation des personnes, rtablissement des liaisons ferroviaires et ariennes, allgement de lembargo contre les produits gorgiens Une offre qui laisse de marbre les dirigeants gorgiens. Cest une manuvre vide de sens. La Russie essaye dannexer un tiers du territoire de la Gorgie et propose en mme temps damliorer ses relations avec les deux-tiers restants, dclare David Bakradz, le ministre gorgien des Affaires trangres. Selon lui, la Russie mne une politique dusure en misant sur le temps pour lgitimer les sparatismes. Elle procde une annexion rampante de lAbkhazie et de lOsstie du Sud.
De leur ct, les dirigeants gorgiens ont propos, le 28 mars dernier, un plan de rconciliation aux provinces scessionnistes : une trs large autonomie, une forte reprsentation dans les organes du pouvoir central avec le poste de vice-prsident de Gorgie confi un Abkhaze, la promotion de la culture et de la langue des deux rgions, des zones conomiques prioritaires Les dirigeants osstes et abkhazes ont oppos une fin de non-recevoir ce plan, qualifi par eux de subterfuge inacceptable . Car pour Tbilissi, ce plan na de sens que si la Russie quitte ces provinces, dmantle ses bases militaires, et si laccord de 1992 imposant la Gorgie la prsence dune force dinterposition russe est rvis. Sous couvert de maintien de la paix, Moscou entretient le sparatisme, distribue des passeports russes et impose sa prsence dans la rgion, dnonce David Bakradz. A en croire Mikhel Saakachvili, toute solution ne se conoit que dans le cadre de lunit de la Gorgie. Il faut agir vite car dans le Caucase, entre les dclarations enflammes et les rafales darmes automatiques, il ny a quun pas .

Jean Piel

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