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08/07/2008
Questions internationales (1)
La difficile application du droit dingrence


(MFI) Laccs aux victimes en cas de conflits ou de catastrophes naturelles autorise-t-il la violation de la souverainet des Etats ? Cest lide que dfendent en lencadrant les partisans du droit dingrence humanitaire. Un droit consacr par plusieurs rsolutions des Nations unies. Mais son application reste difficile. La prsence frquente darmes lors doprations de secours complique le travail des Ong et rend suspecte lide dingrence humanitaire.

Quelles sont les grandes tapes de lhistoire du droit dingrence humanitaire ?

Afghanistan, Kurdistan, Somalie On pourrait croire que lide dingrence humanitaire est rcente. Ce nest pas le cas. Ds 1625, Hugo Grotius juriste et philosophe nerlandais qui posa les bases du droit international dfend lide dune souverainet limite des Etats au nom du bien. Dans son ouvrage De jure belli ac pacis, il envisage la possibilit dintervenir dans le cas o un tyran commettrait des actes abominables contre son peuple. Au XIX sicle, on parlait des interventions dhumanit . Les Europens entendaient alors sauver les chrtiens dOrient. Ils en profitrent pour renverser le sultan Abdlhamid II. Dj on retrouve le dbat entre les objectifs humains affichs et les ambitions politiques non-avoues !
Plus rcemment, le sujet rebondit lors de la guerre du Biafra (1967-1970) pour dnoncer limmobilisme, au nom de la non-ingrence, des dirigeants de la plante face la famine que le conflit a provoque. Cest lpoque o vont natre des Ong comme Mdecins sans frontires, qui justifient lingrence au nom dune morale de lurgence : On ne laisse pas mourir les gens. Mais la diffrence de la Croix-Rouge qui fait de la neutralit un dogme inbranlable, les Ong entendent tmoigner : pas question de seulement soigner, il faut aussi dnoncer les turpitudes de la plante. Une violation des droits humains doit remettre en cause la souverainet des Etats et autoriser lintervention dacteurs extrieurs, humanitaires notamment. Cest ce qucrivait Hugo Grotius trois-cent-cinquante ans plus tt.
Le dbat sur lingrence revient sur le devant de la scne aprs la premire guerre du Golfe, en 1991, lorsque les armes de Saddam Hussein massacrent les Kurdes dIrak. Bernard Kouchner, fondateur de MSF et alors secrtaire dEtat laction humanitaire, dfend ce droit dans un discours lOnu rest clbre. Ce mme Bernard Kouchner a une nouvelle fois prn le droit dingrence humanitaire face linaction des dirigeants birmans alors que, le 3 mai 2008, le cyclone Nargis faisait plus de 100 000 morts et deux millions de sinistrs dans le delta de lIrrawaddy.

Le droit international reconnat-il la notion dingrence ?

Comme les statistiques, le droit est sujet interprtation. En matire dingrence humanitaire, deux coles sopposent. Certains estiment que laide humanitaire doit rester du domaine de la morale, de la gnrosit, et ne doit pas porter atteinte la souverainet des Etats. Ils rappellent larticle 2-7 de la Charte des Nations unies : Aucune disposition de la prsente charte nautorise les Nations unies intervenir dans les affaires qui relvent essentiellement de la comptence nationale dun Etat. La non-ingrence dans les affaires intrieures dun pays doit rester la rgle. A loppos, une autre cole estime que le devoir de porter assistance aux victimes simpose aux gouvernants, quitte avoir une valeur contraignante. Si un Etat nest pas capable de protger et soigner ses citoyens, alors la communaut internationale doit intervenir, mme sil faut pour cela violer la souverainet de lEtat. Cette cole repose sur lthique et la dfense de la vie. A ces deux coles sajoutent de savantes batailles smantiques entre devoir et droit dingrence, entre ingrence et assistance.
Au cours des annes quatre-vingt, linfluence croissante des Ong, la mdiatisation de leurs actions, le soutien quelles reoivent dintellectuels et de dcideurs politiques va faire progresser la cause du droit dingrence. Surtout, lentre en politique de certains French doctors particulirement Bernard Kouchner joue un rle dcisif. Comme le rappelle le professeur de droit international Mario Bettati : Cest la conjonction de lthique et du pouvoir politique qui a permis lingrence humanitaire de devenir un vritable concept juridique. En effet, le 8 dcembre 1988, lOnu, dans sa rsolution 43/131, dcide que relativement aux catastrophes naturelles et situations dextrme gravit, lurgence impose le libre-accs aux victimes, notamment pour les Ong humanitaires internationales. Ce droit ne saurait tre entrav ni par lEtat touch ni par les Etats voisins. Deux ans plus tard, le 14 dcembre 1990, une nouvelle rsolution des Nations unies la 45/100 donne force de loi la cration de corridors humanitaires. On en verra lapplication en Somalie, au Kosovo et au Darfour.
Dernire tape dans llaboration dun droit humanitaire, la rsolution 1674 du 28 avril 2006 cre ce quon appelle une responsabilit de protger . Elle prvoit que le Conseil de scurit peut recourir la force contre un Etat en cas de gnocide ou de crimes contre lhumanit contre son propre peuple. Nen dplaise ses dtracteurs, lingrence humanitaire appartient donc au droit international.

Quen est-il de lapplication de ces rsolutions ?

Cest l que le bt blesse. En effet, ces rsolutions si elles constituent une victoire pour la dfense des victimes nont pas abrog larticle 2-7 de la Charte de lOnu sur la non-ingrence dans les affaires intrieures dun pays. De mme, linstitution onusienne prvoit que cest lEtat sinistr dorganiser les activits daide humanitaire. Rien ne loblige recevoir des secouristes trangers sil estime matriser la situation. LOnu a dfini les modalits de laide humanitaire, mais les mcanismes prvus restent subordonns laccord des Etats membres et notamment des cinq membres permanents du Conseil de scurit. Autrement dit, lapplication de ces rsolutions reste quasiment impossible sans laccord de lEtat concern ou de ses allis.
Directrice juridique de MSF, Franoise Bouchet-Saulnier le rappelle : Lingrence pratique par des Ong dans les annes quatre-vingt, en Afghanistan ou au Kurdistan, consistait entrer dans un pays sans laccord du gouvernement, mais pour pntrer sur des territoires qui ntaient plus contrls par ce gouvernement. Ds que les secours se trouvent face des groupes arms, leur mission devient impossible. Il ny a aucun exemple daide qui puisse tre impose contre laccord de ceux qui contrlent le territoire concern (voir interview ci-aprs).
Certes. Mais pourquoi un gouvernement refuserait-il quon porte assistance ses ressortissants sil nen a pas les moyens lui-mme ? La question est volontairement nave. Lors dune guerre civile, une faction illgitime mais matresse du terrain entend poursuivre llimination de ses ennemis. On a vu ce scnario lors du conflit en ex-Yougoslavie. Certains gouvernements lgaux peuvent sciemment laisser prir une frange de leur population, rpute hostile au pouvoir ou de confession diffrente. Cest le cas au Darfour. Aucun rgime autoritaire ne souhaite quon tmoigne de ses exactions. Cest ce qui a contraint MSF quitter la Core du Nord malgr la famine au dbut des annes 2000. Lors de guerres dindpendance, il est difficile dintervenir. Ainsi, lIndonsie a refus la prsence des Ong au Timor lorsque la province a fait scession. Indpendamment de toute cause objective , il ne faut pas ngliger la fiert de lEtat souverain, la paranoa de certains qui voient en tout groupe occidental une menace.
Nombre de pays en dveloppement contestent aussi la dissymtrie de la charit , o laide vient toujours du Nord vers le Sud. Le doute pse parfois sur le dsintressement des intervenants, a fortiori lorsque lopration est fortement mdiatise. Lhumanitaire ne servirait-il que de prtexte une volont imprialiste ? Runi La Havane en 2000, le G77 qui runit les Etats les plus pauvres de la plante a condamn le prtendu droit dintervention humanitaire , incompatible selon lui avec la Charte des Nations unies. Comme lcrit le journaliste ivoirien Kalifa Tour : La colonisation aussi a t faite au nom dimpratifs moraux. Lhumanit civilisatrice a t le prtexte aux conqutes territoriales. La volont des puissants dtendre leurs champs doprations commerciales, leurs zones dinfluence diplomatique reste la marque de lhistoire contemporaine. Tantt elle saffirme avec arrogance comme au dbut de laventure coloniale. Mais elle emprunte aussi la forme insidieuse de respect dune morale. Cest pourquoi laction humanitaire est ambigu. Ses promoteurs peuvent tre instrumentaliss ; ses intentions infodes aux intrts gostratgiques et la logique du deux poids deux mesures des grandes puissances . Cest le triomphe du pompier pyromane. Les pays occidentaux freinent le dveloppement des pays du Sud pour dfendre leurs intrts commerciaux et stratgiques. Puis ils envoient leurs Ong soigner les petits Noirs et passer pour des hros de la solidarit , raille son collgue burkinab, Pascal Coulibaly. Des craintes excessives lorsquon songe au risque et au dvouement de nombreuses Ong, mais qui tmoignent dun manque de confiance impossible ngliger.

Le nombre et la diversit des intervenants nexpliquent-ils pas aussi cette mfiance ?

Juste aprs le tsunami du 26 dcembre 2004, on a vu se dployer en Indonsie, au Sri Lanka, en Thalande, de nombreuses Ong professionnelles comme Oxfam, MSF ou Care International. Mais plusieurs pays dont la France ont aussi envoy des navires militaires, chargs de vivres, de mdicaments, avec leur bord des mdecins. De mme, aprs le cyclone qui a frapp la Birmanie en mai dernier, Paris a dpch dans la rgion Le Mistral, un btiment de la Marine nationale. Certes, ses cales taient remplies daide humanitaire, mais tait-ce le meilleur moyen de rassurer un rgime birman dj hostile toute prsence occidentale ? Disposant dimportants moyens logistiques (hlicoptres, vhicules tout-terrain, relais satellite) et dun incontestable savoir-faire en mdecine durgence, les armes sont rgulirement appeles la rescousse aprs un tremblement de terre ou un cyclone meurtrier. Comme lexplique lanalyste militaire Jean-Vincent Joubert : Nous sommes face un double phnomne. La mdiatisation des catastrophes, lmotion quelles suscitent et lexigence daide des opinions publiques imposent aux gouvernants occidentaux dintervenir. Or les armes sont linstrument le plus efficace leur disposition. Paralllement, la fin de la guerre froide a largi les types et les destinations des missions que peuvent mener les troupes. Do leur prsence accrue sur des thtres humanitaires. Entre une organisation non-gouvernementale et une arme symbole de la Nation, la diffrence est on ne peut plus forte. Si les deux mnent des misions comparables, la confusion est son comble. En outre, le risque dnonc par certains que, sous couvert daction humanitaire, des missions despionnage soient menes, est encore plus grand avec des French doctors en kaki. Lingrence humanitaire risque aussi dobir aux objectifs diplomatiques dun pays. Ainsi en Afghanistan, les quipes de reconstruction , composes de militaires, btissent des routes, des coles et des dispensaires. Car reconstruire lAfghanistan est le choix politique des pays occidentaux. Mais ce genre de missions pourrait tre men ailleurs dans le monde. Comme le rappelle Jean-Vincent Joubert : Ces dernires annes, plusieurs oprations ont t autant militaires quhumanitaires ; ou le prtexte humanitaire a servi de couverture laction militaire. Ce fut le cas avec Restore Hope en Somalie, avec lopration Turquoise au Rwanda, avec lenvoi dune force de lOtan au Kosovo. La dfense du droit dingrence devient alors difficile.
Les Ong dnoncent cette confusion des genres, estimant quelle les met en danger sur le terrain. Problme : les Ong utilisent rgulirement les moyens logistiques des armes.

Les Ong ont-elles une part de responsabilit dans la dlicate mise en uvre du droit dingrence ?

Probablement. Si les armes de plusieurs pays sont intervenues aprs le tsunami de dcembre 2004, cest aussi le cas dune multitude de petites Ong, souvent animes des meilleurs sentiments, mais pas toujours comptentes. On se souvient que, quelques semaines aprs la catastrophe, MSF avait choisi de mettre un terme son intervention, estimant la phase durgence termine alors que commenait celle de la reconstruction ; ce qui est un autre mtier. Nanmoins, sur le terrain, des petites Ong, parfois cres dans lmotion suscite par le drame, ont continu reconstruire des villages sans se soucier des ralits politiques et sociales des pays o elles intervenaient, provoquant parfois de srieux troubles locaux. Au Sri Lanka par exemple, toutes les maisons dun hameau ont t reconstruites lidentique par une Ong nerlandaise, ignorante de la hirarchie sociale quexpriment les habitations. Or ces Ong, notamment via Internet, sauto-mdiatisent fortement, do la difficult ensuite darrter leur action. Au professionnalisme des grandes Ong, elles opposent ce quelles estiment tre de la gnrosit. Le record de drive de ce droit dingrence a t illustr par la lamentable pope de LArche de Zo au Tchad.
A noter une volution dans le paysage humanitaire mondial qui pourrait favoriser le droit dingrence : cest la capacit de nouveaux pays notamment asiatiques intervenir en cas de catastrophe naturelle. On la vu lors du rcent tremblement de terre en Chine, o les quipes de mdecins et logisticiens locaux ont prouv leur comptence. Ces quipes pourraient donc intervenir dans les pays comme la Birmanie par exemple o les Ong occidentales suscitent mfiance et inquitude. Le droit dingrence humanitaire nest pas exempt dambiguts, mme si ses promoteurs ne pensent qu lintrt des victimes. Il faudra encore des annes avant den faire admettre par tous la justesse. Comme lcrit le diplomate Jean-Christophe Rufin, ancien prsident dAction contre la Faim : Sur les sentiers du malheur, il faut parfois marcher longtemps au pas des mulets.

Jean Piel

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