| |||
| 18/08/2008 | |||
| Le Caucase sous les bombes | |||
| (MFI) Guerre-clair ou conflit de grande envergure : il est trop tt pour le dire. Une certitude : la tension rcurrente entre la Gorgie et la Russie sest mue en un conflit arm. Les troupes russes ont pntr en Gorgie. Au cur de la bataille : le statut de lOsstie du Sud et de lAbkhazie, deux provinces gorgiennes sparatistes. Les plus hautes autorits europennes et amricaines ngocient avec Moscou. Car, au-del du sort de ces provinces, lenjeu est la stabilit du Caucase, sur fond de rivalit entre la Russie et les Etats-Unis. | |||
| En mai dernier, Mikhel Saakachvili, le prsident gorgien, dclarait : La communaut internationale doit agir vite car, dans le Caucase, entre les dclarations enflammes et les rafales darmes automatiques, il ny a quun pas . Des propos qui semblent aujourdhui prmonitoires. A lpoque, Mikhel Saakachvili dnonait les intrusions rptes de laviation russe au-dessus de lOsstie du Sud et de lAbkhazie. Deux provinces qui, en droit, appartiennent la Gorgie, mais qui, en fait, sont quasi-indpendantes et largement soutenues par Moscou. Ces intrusions rptes de laviation russe staient accompagnes de dclarations provocatrices de Vladimir Poutine, encore prsident pour quelques jours : Nous devons cooprer avec les autorits de fait dAbkhazie et dOsstie du Sud dans le domaine conomique et social, afin de dfendre les droits et les intrts des citoyens russes installs l-bas . Des citoyens russes nombreux par dfinition puisque Moscou a octroy un passeport 90 % des Osstes et des Abkhazes. En mai dernier dj donc, la communaut internationale redoutait un conflit entre la Russie et la Gorgie. LUnion europenne, les Etats-Unis et lOtan avaient appel le Kremlin la retenue, lui demandant notamment de retirer ses troupes de la rgion. Sans succs. Aujourdhui, ces craintes se confirment. Rien ne dit que la mdiation tente par la France au nom de lUnion europenne, ou les contacts entre les chefs de la diplomatie russe et amricain seront plus couronns de succs aujourdhui que ces derniers mois. Aprs que l'arme gorgienne a lanc une offensive militaire sur la province sparatiste d'Osstie du Sud pour y raffirmer sa souverainet, la Russie a ripost massivement ; les troupes russes sont entres en Gorgie ; les combats de ces derniers jours ont t meurtriers, y compris parmi la population civile ; les forces gorgiennes battent en retraite ; Moscou est dtermin rester le matre du Caucase, ft-ce au prix de la souverainet de la Gorgie. Le poids de lHistoire Cette crise est lie aux rancurs qui perdurent, plus de quinze ans aprs la chute de lURSS. Petit rappel historique : lpoque de lUnion sovitique, la Gorgie tait une province du gant communiste. Moscou lui avait confi la gestion de trois rgions : lOsstie du Sud, lAbkhazie et lAdjarie. Selon lhistorien Zviad Bachvilli, cit par Le Monde : La Russie tait parfois vue comme un protecteur, parfois comme un oppresseur. Mais la Gorgie a souffert de la politique dassimilation impose par Moscou. Les Gorgiens se considrent comme un peuple mditerranen, christianis ds le IVme sicle, proche de lOccident. Ils ne se sont jamais sentis proches de lURSS . Lors du bouleversement que connat lEurope de lEst la fin des annes 1980, les Gorgiens revendiquent leur indpendance. La raction de Moscou est violente. Le 9 avril 1989, une manifestation devant le Parlement de Tbilissi est disperse dans le sang (19 morts). Ce jour-l, le divorce est scell entre Moscou et la Gorgie , estime Zviad Bachvilli. Tbilissi proclame son indpendance le 9 avril 1991 la fureur de la Russie. Mais un nouveau conflit commence alors. LOsstie du Sud, lAbkhazie et lAdjarie profitent de la faiblesse du nouvel Etat pour faire scession. 1991 et 1992 sont deux annes de guerre ; des milliers de Gorgiens fuient les provinces rebelles ; la Russie trop contente de tenir sa revanche arme les sparatistes. En Abkhazie, ces derniers lemportent sur les troupes gorgiennes, et la province sinstalle dans une indpendance de fait. Un cessez-le-feu est conclu avec les deux autres rgions. Mais pour que les armes se taisent, la Gorgie doit accepter les conditions du Kremlin : Tbilissi intgre la Communaut des Etats indpendants (CEI) ; des bases militaires russes sont maintenues ; outre lOnu, la Russie dploie une force dinterposition. David contre Goliath En 2003, nouveau changement Tbilissi : le pro-occidental Mikhel Saakachvili simpose la tte du pays, au terme dune rvolution des roses (tous les manifestants portaient des roses) qui rappelle dsagrablement Moscou la rvolution orange en Ukraine. Mikhel Saakachvili fait de lintgrit territoriale sa priorit. Grce un subtil dosage entre menace militaire et sduction conomique, il ramne lAdjarie dans le giron de la Gorgie. Mais il ne connat pas le mme succs avec les autres provinces. Le Kremlin dteste cet homme charismatique, qui joue la carte du David gorgien contre le Goliath russe , si proche de lOccident qu Moscou on le voit comme la marionnette de Washington. Cela dautant plus que la jeune arme gorgienne est entrane par des soldats amricains et que lUS Army dispose de bases autour de Tbilissi. Depuis, Moscou soufflait le chaud et le froid avec la Gorgie, alternant les propos rassurants et le chantage la livraison de gaz, les aides conomiques et lembargo commercial. Lors de la crise de mai dernier, le Kremlin assurait ne pas vouloir entrer en guerre contre la Gorgie. Mais le ministre des Affaires trangres gorgien, David Bakradz, ne sy tait pas tromp, qui avait dclar : Laugmentation des troupes russes dans la rgion menace la scurit internationale. Il est difficile de croire que ce soit un facteur de paix. Cest le dbut dune agression militaire de grande ampleur . La situation lui donne aujourdhui raison. La logique du sparatisme Consulter les Osstes et les Abkhazes semblerait normal. Cela a t fait : dans les deux provinces, des rfrendums sur lindpendance ont donn une large majorit au Oui ; un rsultat non reconnu par la communaut internationale puisque les Gorgiens contraints de fuir pendant la guerre de 1991/1992 nont pas pu participer des scrutins qui, en outre, ont t superviss par la Russie. Reste qu lire de nombreux tmoignages, ni lOsstie du Sud ni lAbkhazie ne souhaitent rester dans le giron de la Gorgie. Certains Osstes militent pour lindpendance, dautres sont favorables un rattachement lOsstie du Nord, une province russe. Cela respecterait une logique culturelle, linguistique, historique , reconnat un diplomate. On imagine mal ce minuscule territoire montagneux et enclav (3900 km ; 90.000 habitants) devenir indpendant. Son conomie dpend totalement de ses voisins, et de la contrebande de cigarettes, dalcool ou darmes. De son ct, mme si elle nest reconnue par aucun Etat (pas mme par la Russie), lAbkhazie 250 000 habitants est de facto indpendante depuis 1992. Cet ancien lieu de villgiature de la nomenklatura sovitique sur la mer Noire dispose de son Parlement, son gouvernement, son arme. Mais son conomie est entirement aux mains de la Russie. Cest Moscou qui paie les salaires des fonctionnaires ; ce sont des hommes daffaires russes qui ont investi dans limmobilier et le commerce. Mme les postes-cls de ladministration sont dtenus par des Russes, comme le chef dtat-major de larme ou le ministre de lIntrieur. Une situation qui satisfait certains Abkhazes, mais pas tous : Nous avons un passeport russe, la monnaie est le rouble, les chefs dentreprises viennent de Moscou, mais nous pensons tre indpendants sous prtexte que nous nobissons plus la Gorgie. Le montant dun salaire russe pse plus lourd que les considrations patriotiques , regrette dans le magazine Go un habitant de Soukhoumi, la capitale. Les dirigeants gorgiens savent que la force ne suffira pas contrer les aspirations sparatistes. Ils cherchent sattirer les faveurs des populations en modernisant les infrastructures, en construisant des usines, des routes, des coles, des hpitaux, comme ils le font avec succs en Adjarie. Le problme est que la Russie aussi investit dans la moiti des territoires quelle contrle. Surtout, les Adjares sont un peuple gorgien, ce que ne sont ni les Osstes ni les Abkhazes. Les prtentions de la Gorgie sur lAbkhazie et lOsstie du Sud peuvent donc se discuter. Mme si cela ne justifie en rien les bombardements actuels de laviation russe. Une rgion au fort intrt gostratgique Les hommes politiques, les militaires et les experts en gostratgie le savent : il ny a pas de guerre sans enjeu. Dans le conflit qui oppose la Russie la Gorgie, les intrts conomiques sont importants. Le sud du Caucase recle des gisements dhydrocarbures ; cest aussi une voie de passage des oloducs de la mer Caspienne vers la Russie. La Gorgie abrite en outre deux ouvrages qui permettent de transporter le ptrole et le gaz de la Caspienne vers lEurope, en vitant la Russie : loloduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (Azerbadjan, Gorgie, Turquie) et le gazoduc qui relie Bakou Erzurum, en Turquie. Deux ouvrages qui reprsentent un manque gagner pour la Russie et qui rduisent sans lliminer la dpendance nergtique de Tbilissi lgard de Moscou. Au-del de lconomie, la Gorgie reprsente un intrt gostratgique. Les pays occidentaux en sont bien conscients. Elle borde la mer Noire, constitue un point de passage oblig entre la Russie et la Turquie, est frontalire de la Tchtchnie et se situe sur la route qui relie la Russie lIran. LAfghanistan est deux heures de vol, Thran moins dune heure. Une localisation idale pour les Etats-Unis qui entendent renforcer leur influence dans le Caucase. En outre, la Gorgie se dit prte accueillir sur son territoire le bouclier antimissile amricain. Elle souhaite aussi adhrer lOtan ; le meilleur moyen pour elle de contrer les vellits expansionnistes de Moscou. Tbilissi a dailleurs failli rejoindre lAlliance atlantique lors de son dernier sommet, au mois davril. Washington a fait le maximum pour cela, mais na pas russi vaincre les rticences des Europens, France et Allemagne en tte, pour qui un pays qui na pas rgl ses conflits intrieurs ne doit pas rejoindre lOtan. LUE ne souhaitait pas non plus indisposer outre-mesure la Russie. Le conflit en cours pourrait inciter les Vingt-Sept revoir leur position. Comme le dclarait, en avril dernier, David Bakradz, le ministre gorgien des Affaires trangres : Les Europens connaissent mal la Gorgie. Ils nont pas compris quel point nous sommes proches culturellement et politiquement de lOccident. Noubliez pas que la Gorgie a dploy 200 soldats en Afghanistan et 700 en Irak aux cts des forces de lAlliance . La crainte dun encerclement de la Russie Mais les arguments rationnels conomie, gographie nexpliquent pas eux seuls le conflit actuel. La Russie naccepte pas que se rduise sa sphre dinfluence. Elle laccepte encore moins face au prsident gorgien Mikhel Saakachvili pour qui loccidentalisation du pays est synonyme de rupture avec le pass et de chemin vers la modernit. Ses bonnes relations avec George Bush et les dirigeants europens, son souhait dadhrer lOtan, sont interprtes par le Kremlin comme un nouvel encerclement de la Russie, mais aussi comme une offense lhonneur national. Mikhel Saakachvili ne fait certes pas dans la demi-mesure lorsquil se dclare prt accueillir le bouclier antimissile amricain, quil abrite plusieurs bases militaires amricaines ou quil multiplie par vingt en cinq ans le budget de sa propre arme (de 27 600 millions de dollars). Pour lhistorien Zviad Bachvilli : En attisant les conflits en Osstie du Sud et en Abkhazie, la Russie cherche dstabiliser son ancien vassal aujourdhui mancip. Avant, Tbilissi obissait sagement Moscou ; aujourdhui, malgr sa petite taille et ses maigres ressources, elle rsiste. De son ct, David Bakradz lassure : La Russie cherche annexer lAbkhazie et lOsstie du sud et compte sur lusure du temps pour lgitimer cette annexion. Les pays occidentaux devraient faire attention. Moscou rve de retrouver sa gloire passe et lorsque les Russes souvrent lapptit, ils vont toujours plus loin si on ne les arrte pas. LUkraine sera sans doute le prochain sur la liste, puis la Moldavie . Au-del du statut de lOsstie du Sud et de lAbkhazie, le rel enjeu du conflit actuel est le contrle du Caucase. Un contrle que se disputent la Russie et les Etats-Unis, et dont laudacieuse Gorgie fait les frais aujourdhui. | |||
| Jean Piel | |||
|
