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25/11/2008
Questions internationales (1)
Tibet : la tentation radicale


(MFI) Aprs une semaine de discussion, 500 reprsentants de la communaut tibtaine, runis fin novembre pour une confrence exceptionnelle, ont dcid de poursuivre la voie moyenne prne par le dala-lama : dialogue avec les autorits chinoises et revendication de lautonomie, non de lindpendance, pour le Tibet. Aprs des dcennies de lutte, cette stratgie na pourtant pas permis damliorer la situation dans la province himalayenne. Un nombre croissant de Tibtains surtout parmi les jeunes estime quil est temps de radicaliser le mouvement face la rpression chinoise. Ils restent certes minoritaires, mais quune stratgie autre que celle du dala-lama soit voque prouve quun tabou est tomb au sein de la communaut tibtaine.

Pourquoi voque-t-on aujourdhui une possible radicalisation du mouvement tibtain ?

La scne se passe Tokyo, fin octobre. Habituellement souriant et plein dhumour, le dala-lama visiblement fatigu avoue dune voix lasse, lors dune confrence : Ma confiance envers le gouvernement chinois est de plus en plus mince. La rpression au Tibet saccrot. Les Tibtains sont condamns mort. Cette ancienne nation et son hritage culturel sont en train de mourir. Et dajouter : Jai sincrement poursuivi, depuis longtemps, mon approche dune voie moyenne dans mes rapports avec Pkin, mais cela na donn lieu aucune rponse positive de la part des autorits chinoises. Je dois reconnatre mon chec. En ce qui me concerne, jabandonne. Le dala-lama sest alors dit prt renoncer son titre de chef du gouvernement tibtain en exil pour se consacrer sa seule mission de guide spirituel du bouddhisme tibtain. La voie moyenne est la stratgie adopte par le prix Nobel de la paix depuis les annes quatre-vingt, qui consiste rclamer non pas lindpendance, mais une large autonomie du Tibet dans le cadre de la Constitution chinoise. Ce qui nempche pas le rgime communiste daccuser le dala-lama de vises sparatistes.
Comme le dclarait au Monde son conseiller Tenzin Taklha : Sa Saintet a perdu espoir de trouver une solution avec lactuel gouvernement chinois qui ne souhaite pas rgler la question du Tibet. Elle pense que dautres options doivent tre examines. Ces autres options, ce sont avant tout la revendication de lindpendance, et non plus de la simple autonomie, pour la province himalayenne. Le dala-lama sait quune frange croissante des Tibtains, en particulier la jeunesse, milite en ce sens. En organisant la rencontre de 500 responsables tibtains, le plus grand rassemblement de ce type depuis soixante ans, sans y participer lui-mme mais aprs avoir indiqu quil ne croyait plus la voie moyenne , le dala-lama a clairement indiqu que sa politique pouvait tre remise en cause. Un point cependant nest pas ngociable pour celui que ses fidles appellent Kundun (la prsence) : le mouvement tibtain doit rester non-violent.
Les 500 responsables tibtains runis dans la bourgade indienne de Dharamsala (o rsident le dala-lama et le gouvernement tibtain en exil) ont finalement dcid, le 22 novembre 2008, de poursuivre cette voie moyenne . Il ny a pas dautres choix que le dialogue face la puissance chinoise, et la confrontation nappartient pas notre culture , a plaid Karma Chophel, le prsident du Parlement tibtain. Une dcision qui ne semble pas avoir rjoui celui qui, toujours vtu dune toge couleur safran, est souvent compar Gandhi : La communaut tibtaine est en grand danger faute de stratgie claire. Le 10 mars 2008 dj, loccasion du 49e anniversaire de sa fuite du Tibet face la rpression chinoise, Tenzin Gyatso (le nom civil du dala-lama) avait prononc un discours inhabituellement svre contre Pkin : Les violations des droits de lhomme sont inimaginables. La rpression est continue, notamment en matire religieuse. Nous assistons un gnocide culturel ; la langue, les coutumes, les traditions du Tibet sont en train de disparatre. Face larrive massive de Chinois dethnie Han, les Tibtains deviennent une minorit dans leur propre pays. Quatre jours plus tard, alors que la torche olympique poursuivait son tour du monde dans des conditions houleuses, Lhassa, la capitale du Tibet, tait secou par des manifestations dune rare violence. Pour la premire fois, des bonzes et des lacs ont attaqu ensemble des commerces tenus par des Chinois. La riposte de la police aurait fait 200 morts. Il sagit dune rupture, dun tournant dans lattitude des Tibtains lgard des Chinois. Cest le rsultat dune exaspration qui dpasse tout. Les Tibtains sont dsesprs face la disparition de leur langue et de leur culture, mais ils ont aussi le sentiment dtre les laisss-pour-compte du dveloppement conomique. Sans accs lducation, lemploi, sans possibilit de vivre leur foi, les Tibtains ne se voient plus davenir , explique Franoise Robin, tibtologue auprs de lInalco. Fait nouveau : les manifestations anti-chinoises ont dpass le seul cadre du Tibet administratif pour se propager dans tout le Tibet historique et culturel, cest--dire les provinces du Kham, du Gansu, du Qinghai, dAmdo et du Sichuan. Cela prouve que, plus de cinquante ans aprs avoir envahi la province himalayenne, la Chine na pas russi tuer le sentiment identitaire tibtain , souligne Franoise Robin.

Qui sont ces Tibtains favorables lindpendance de leur province ?

Religieux comme lacs, jeunes comme anciens, Tibtains de lintrieur comme exils, ceux favorables lindpendance du Tibet sont de plus en plus nombreux, mme si les observateurs les estiment encore minoritaires.
Au Tibet mme, les bonzes nhsitent plus revendiquer haut et fort lindpendance. Ce sont dailleurs ceux des monastres bouddhistes de Deprung et Sera qui ont initi les manifestations de mars 2008, en dfilant dans les rues pour la libert religieuse et le retour du dala-lama Lhassa, et en sadressant la presse trangre. Dans une rgion o le pouvoir chinois contrle tout, o la libert dassociation nexiste pas, o la presse est censure, les bonzes forment lune des rares communauts organises. Ils disposent de moyens de communication et de relais dans lopinion. Leur influence est indniable, la fureur de Pkin.
Toujours au Tibet, les frustrations conomiques encouragent les vellits indpendantistes. Les entreprises et les commerces appartiennent aux Chinois dethnie Han (lethnie majoritaire dans lEmpire du milieu) et les Tibtains sont exclus du dveloppement. Pour les Chinois, nous ne sommes que des bouseux stupides et analphabtes. Or, nous sommes nombreux vouloir poursuivre des tudes, crer des entreprises. Mais ce sera impossible tant que les Chinois dtiendront le pouvoir politique au Tibet , dnonce un jeune entrepreneur de Lhassa, interview par The Washington Post. Une ide que confirme Tsering Topgyal, professeur la London School of Economics, cit par The Independent : Il faut abandonner les clichs simplistes dun Tibet pauvre mais pittoresque, de gentils Tibtains pacifistes adorant Bouddha. De nombreux Tibtains rvent de modernit, dune vie confortable, de bons emplois. Tous ne critiquent pas les investissements chinois, la rfection des avenues dans Lhassa, louverture de centres commerciaux, la construction de buildings. Par contre, ils ne supportent pas dtre exclus du dveloppement dans leur propre pays.
Depuis le dbut de la dcennie, Lhassa a vu sa population doubler (de 250 000 500 000 habitants) et la majorit des nouveaux venus sont des Chinois Han. Pkin leur offre des primes linstallation, des aides au logement, des salaires la hausse. Objectif : gommer la spcificit tibtaine, non seulement par un effet de nombre, mais aussi par un effet duniformisation, les Han imposant leur langue (le mandarin), leur style vestimentaire, leur cuisine, leur mode de vie. En outre, des milliers de paysans tibtains ont t expulss de leurs terres, contraints dabandonner leur culture, obligs de renoncer un savoir-faire ancestral et une gestion durable du sol, pour laisser la place des usines ou des villes nouvelles. Ils sont relogs dans des immeubles au milieu de nulle part, ne comprenant rien ce nouvel environnement.
Comme le raconte cet entrepreneur interview par The Washington Post : Mme les Tibtains qui ont fait leurs tudes Pkin, qui parlent mandarin, qui nont pas un intrt particulier pour le bouddhisme, presque des collabos donc, sont traits comme des citoyens de seconde zone et nobtiennent que des emplois mdiocres. Les Chinois pensent pouvoir acheter la paix au Tibet par leurs investissements, mais ils nont pas lintelligence dassocier les Tibtains au dveloppement. Ils ne crent que haine et frustration. Ce nest pas un hasard si, en mars dernier, les premires cibles des meutiers furent les boutiques tenues par des Chinois et les grosses voitures. Loin dacheter le Tibet, les Chinois, par leur arrogance, rveillent le sentiment identitaire des Tibtains et attisent leur volont dindpendance. En outre, ils ne se concilieront jamais la population en critiquant le dala-lama.

Quen est-il des jeunes Tibtains en exil ?

Cest sans conteste la faction la plus virulente en faveur de lindpendance. Tous les jours, sur Macleod Ganj, lavenue principale de Dharamsala, des jeunes manifestent au cri de Tibet libre . N en Inde et form aux Etats-Unis, Tsewang Rigzin, le prsident du Congrs de la jeunesse tibtaine, ne mche pas ses mots : Aucun progrs na t enregistr en trente ans de lutte pour le Tibet. La compassion, les sourires, a va un temps. Nous ne pouvons pas continuer ainsi sans le moindre rsultat. Les Tibtains ont toujours fait des concessions, ils ont toujours accept le dialogue. Mais la Chine nest pas un partenaire sincre ; elle nous mprise. Il faut dsormais tre plus ferme et militer pour lindpendance. Autrefois tabou, lide dindpendance saffirme de plus en plus au sein du mouvement tibtain. Le dala-lama a toujours dfendu le dialogue et la voix mdiane. Mais il na obtenu aucun rsultat concret. Aujourdhui, les Tibtains sont dsesprs. Si nous nagissons pas avec plus de vigueur, un jour il sera trop tard ; notre pays, notre langue, notre culture auront disparu. Nous sommes foncirement non-violents, mais nous avons aussi atteint les limites du supportable face lintransigeance de Pkin , martle Urgen Tenzin, le prsident du Centre tibtain pour les droits de lhomme.
Paradoxalement, cette jeunesse tibtaine trs revendicatrice nest souvent jamais alle au Tibet. On en arrive la troisime gnration ne en exil, le plus souvent en Inde ou au Npal. Comme lexplique dans Le Monde Lhadon Tethong, une Canado-Tibtaine, directrice de lOng Etudiants pour un Tibet libre : Ces jeunes sont ns et ont t levs dans des pays dmocratiques. Ils ont lhabitude de sexprimer librement, dorganiser des manifestations, de grer un site Internet, de mobiliser des foules. Ils sont diffrents de leurs ans, ns au Tibet et attachs aux valeurs traditionnelles. En outre, ils sont en qute de leur pass, de leurs racines ; encore plus que leurs parents puisquils ne sont jamais alls au Tibet.
Ces partisans de lindpendance pourraient-ils sombrer dans le terrorisme ? Ce serait ridicule. Cela nous alinerait nos propres frres, et la Chine est bien plus puissante que nous , affirme Urgen Tenzin, avant dajouter : Le dialogue reste la priorit. Mais nous devons aussi trouver dautres moyens daction, plus fermes, plus convaincants, face la puissance chinoise. Nous nabandonnerons jamais le combat.
Pour Tsering Topgyal, professeur la London School of Economics : Les autorits chinoises commettent une erreur majeure, celle de dcourager le dala-lama qui reste le principal partisan du dialogue et le seul mme de convaincre les Tibtains de rester dans la Rpublique populaire. Leurs prochains interlocuteurs seront peut-tre bien moins modrs. Les Tibtains ne sont pas les seuls se radicaliser ; cest le cas aussi de Pkin, au nom dun prtendu droit millnaire sur la province himalayenne (voir article ci-aprs).

La radicalisation du mouvement tibtain est-elle une remise en cause personnelle du dala-lama ?

Le sujet est plus sensible quil ny parat. Avec son visage farceur, son sourire lumineux, ses paroles sages, sa volont permanente de dialogue, le prix Nobel de la paix 1989 est extrmement populaire, au Tibet comme ailleurs. Au point quen Chine, dtenir simplement une photo de Tenzin Gyatso est passible de prison. Pas question donc pour les militants de la cause tibtaine de contester le dala-lama. Lessence de notre lutte pour la survie du Tibet est reprsente par sa Saintet , affirme Lhadon Tethong, de lOng Etudiants pour un Tibet libre. Mais si personne ne touche la statue du Commandeur , certains critiquent ses mthodes. Nous avons le plus grand respect pour le dala-lama, cest un saint homme. Mais la question tibtaine nest pas laffaire dun individu. Je ne dis pas que la voie moyenne est mauvaise, je constate quelle na permis aucun progrs en trente ans de lutte , insiste Tsewang Rigzin, le prsident du Congrs de la jeunesse tibtaine. Nous ne pouvons pas continuer ainsi ternellement sans le moindre rsultat. Le dala-lama ne peut pas imposer sa philosophie tout le monde , dfend, plus incisif, Urgen Tenzin. Sans critiquer le dala-lama, certains sen prennent la vieille garde qui lentoure ou se moquent de ces bonzes en chaussures Gucci .
Surtout, les partisans de lindpendance souhaitent dsormais tre mieux entendus au sein du Parlement tibtain qui ne compte pas de partis politiques, mais reprsente les diverses communauts tibtaines. Une revendication que comprend le dala-lama. Lui-mme envisage dabandonner son rle de chef politique des Tibtains, pour se consacrer exclusivement sa mission de guide spirituel du bouddhisme, ne devenant alors quune autorit morale. Cela pourrait tre un moyen de renforcer la lutte pour la dfense du Tibet, et de couper lherbe sous le pied des dirigeants chinois qui profitent de cette double casquette de chef temporel et spirituel pour dnoncer une thocratie tibtaine non-dmocratique .
Ag de 73 ans, fatigu et malade, le dala-lama pense aussi sa succession. Il sait quil nest pas ternel, mme si les bouddhistes croient en la rincarnation. Il sait aussi que Pkin attend sa mort pour renforcer la rpression au Tibet. Cest pourquoi il nexclut pas de dsigner son successeur de son vivant, afin de mieux affirmer lautorit de celui-ci. Certes, cela irait lencontre de la tradition tibtaine qui veut que le tulku lme rincarne soit trouv chez un jeune enfant aprs la mort du dala-lama. Mais les Tibtains accepteraient probablement cette entorse la tradition pour que soit mieux dfendu la dernire strophe de lhymne tibtain : Puisse le Tibet garder tout jamais son indpendance .


Jean Piel

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