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28/07/2009 | |||
Questions internationales (1) Normalisation force en Tchtchnie | |||
(MFI) Depuis deux ans, les armes se sont tues en Tchtchnie et la vie reprend son cours. Grozny et les autres villes de la province ont t reconstruites ; les traces des quinze ans de conflit sparatiste sont progressivement effaces. Mais la Tchtchnie est aussi dirige par Ramzan Kadyrov qui, avec le soutien de Moscou, fait rgner la terreur. Arrestations arbitraires et excutions sommaires sont quotidiennes. Le meurtre, le 15 juillet 2009, de la militante des droits de lHomme Natalia Estemirova en est une illustration. Chacun se demande combien de temps les Tchtchnes accepteront la dictature de Ramzan Kadyrov. | |||
Quelle est aujourdhui la situation politique en Tchtchnie ? Normalisation : cest le nouveau mot dordre en Tchtchnie. Fini les btiments en ruine et les murs cribls de balles qui simposaient la vue il y a encore deux ans : Grozny, la capitale, affiche dsormais ses boutiques de mode, ses rues au cordeau, ses immeubles neufs de couleur pastel. Leau et llectricit ont t rtablies. Le soir, les jeunes boivent une bire la terrasse des cafs, tlphone portable en poche, tandis que les marchs des rues ne dsemplissent pas. Rien nest plus comme avant. A se promener dans Grozny, on nimagine pas que la rgion tait encore en guerre en 2006 , senthousiasme Rouslan Ledenev, un commerant cit par Le Monde. Grozny nest pas la seule ville ainsi rnove. Cest aussi le cas des bourgs de province : Vedeno, Goudermes, Naourskaa, Chato Partout, la truelle et le marteau ont remplac la mitraillette et le lance-grenade. Cette normalisation se remarque aussi au faible nombre de militaires dans les rues. Aux carrefours, les check-points ont t dmantels. Les soldats russes restent prsents, mais ils patrouillent rarement, restant cantonns avec leurs familles dans des bases dotes dcoles, dhpitaux et de supermarchs. Les postes de contrle sur les routes ont presque tous t levs. Fini les fouilles, les insultes, les humiliations , se flicite Aslanbek, un chauffeur-routier de 46 ans. Aprs deux guerres (1994-1996 et 1999-2006) qui ont fait au moins 150 000 victimes dont nombre de civils, les armes se sont tues dans la province caucasienne. Cest le rsultat des moyens dploys par larme russe, notamment les bombardements rptition des positions ennemies, mais aussi de laffaiblissement de la gurilla indpendantiste aprs la mort de plusieurs de ses chefs, dont Aslan Maskhadov et Chamil Bassaev. Depuis fvrier 2006, la Tchtchnie est dirige dune main de fer avec la bndiction de Moscou par Ramzan Kadyrov, le fils de lancien prsident Akhmad Kadyrov, assassin en mai 2004. Ancien combattant sparatiste pass dans les rangs des forces pro-russes, Ramzan Kadyrov 32 ans seulement est connu pour sa violence, son mpris des droits humains et son nationalisme exacerb (voir portrait ci-aprs). Son credo : liminer tout opposant et effacer toute trace de la guerre. Le Kremlin lui accorde toute sa confiance. Le 16 avril 2009, Moscou a annonc la fin officielle du conflit en Tchtchnie ; 20 000 des 50 000 soldats russes cantonns dans la rgion seront bientt vacus. La rgion est-elle pour autant pacifie ? Laffirmer serait faire preuve dun optimisme excessif. Ces dernires semaines, le Caucase connat un regain de violence. En Ingouchie, rgion voisine de la Tchtchnie, le procureur gnral a t assassin le 10 juin, et le prsident Iounous-Bek Evkourov grivement bless dans un attentat le 22 juin. Dans la province du Daguestan, le ministre de lIntrieur, connu pour ses mthodes muscles, a t abattu le 5 juin. Le meurtre a t revendiqu par le Jamaat Charia, un mouvement islamiste qui rclame la cration dun mirat du Caucase. En visite dans la rgion, le prsident russe Dmitri Medvedev a promis de liquider la racaille terroriste venue de ltranger . Les spcialistes souponnent en effet le Jamaat Charia dentretenir des relations avec Al-Qaida. Mais le mouvement semble peu structur et manque de moyens. Reste que si la Tchtchnie chappe pour linstant ce regain de violence, des affrontements ont lieu rgulirement entre les milices de Ramzan Kadyrov et les rebelles. Les mthodes du prsident tchtchne empchent galement de parler de pacification. Ramzan Kadyrov jouit dun pouvoir illimit sur la rpublique caucasienne. Il a son palais, son zoo et ses hommes de main, les redoutables kadyrovtsy. Tous ceux qui lui rsistent sont broys. Les gens osent peine prononcer son nom, par peur et par dfrence , tmoigne dans Le Monde un paysan de Dichne Vedeno. Tout le monde en Tchtchnie sait que Ramzan Kadyrov possde ses propres prisons dans son village de Tsentoro, o sont enferms et torturs ceux qui ont le malheur de lui dplaire. Sans surprise, ni le Conseil de lEurope ni la Croix-Rouge nont t autoriss les visiter. Lorsque le jeune patron de la garde prsidentielle sest vu offrir par Moscou le poste de Premier ministre en fvrier 2006, il a propos tous les chefs de guerre, indpendantistes ou pro-russes, de le rejoindre. Ceux qui ont refus ont t tus. Ses sbires ont mme abattu en plein Moscou, une centaine de mtres du Kremlin, Rouslan Yamadaev, un ancien dput, chef de la seule famille mme de rsister au clan Kadyrov. Tous les intellectuels, les libraux, les opposants, ont t tus, rduits au silence par des menaces sur leurs enfants ou contraints lexil , soupire Alexandre Tcherkassov, lun des dirigeants de Memorial, une organisation de dfense des droits humains, interview par LExpress. La journaliste Anna Politkovskaa, assassine Moscou le 7 octobre 2006, est la plus clbre des opposantes Ramzan Kadyrov avoir trouv la mort. Mais on pourrait citer lavocat Stanislav Markelov, le militant associatif Oumar Isralov, la journaliste Anastasiya Baburova. Le 15 juillet 2009, Natalia Estemirova, responsable de lOng Memorial en Tchtchnie, a elle aussi t assassine. Depuis des annes, elle dnonait les violations des droits de lHomme au Caucase. Ses enqutes rigoureuses lui valaient de dtenir beaucoup dinformations sur les exactions commises par Ramzan Kadyrov et ses proches. Au-del des personnalits abattues, il y a tous les sans-grades, ceux qui ont eu le malheur de crier bas Kadyrov un soir de beuverie, les tudiants qui ont exprim des ides audacieuses luniversit, ceux dont le frre combat dans les rangs des sparatistes, celles qui se sont refuses un kadyrovtsy et dont on na plus jamais entendu parler. Ramzan Kadyrov a mis en place une vritable terreur dEtat, un rgne de la peur, avec le soutien de Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev , dnonce Alexandre Tcherkassov. Le portrait gant de Ramzan Kadyrov saffiche dans les villes et les villages. Le prsident glorifie la nation tchtchne, impose un retour aux traditions et un islam strict dans une rgion o la pratique religieuse a toujours t modre. Lui est pourtant connu pour ses frasques dans les botes de nuit de Moscou. Le culte du chef, le nationalisme exacerb, le meurtre des opposants, le rgne de larbitraire contre celui de la loi, cela sappelle du fascisme , rsume Alexandre Tcherkassov. Comment la population tchtchne sadapte-t-elle au rgime de Ramzan Kadyrov ? La peur, la rsignation, mais aussi ladmiration : Ramzan Kadyrov suscite tous ces sentiments la fois. Car avec largent de Moscou, le prsident tchtchne a reconstruit les immeubles, rpar les routes, rnov les infrastructures. Son programme Plus de traces de la guerre sduit. Ce que Ramzan a fait, aucun nen a t capable avant lui. Jai leau et le gaz chez moi, mon mari a un emploi, mes enfants vont lcole, les boutiques offrent tout ce que lon veut , senthousiasme, dans Le Monde, Fatima, une mre au foyer de Grozny. Les gens sont fatigus de la guerre. Ils sont prts toutes les concessions pour la paix. Ils ne veulent plus penser au pass, mais profiter de la vie , reconnat Zaynap, qui militait auparavant Memorial. De quels droits de lHomme parle-t-on ? Cela na jamais exist ici. Nous sommes une rgion dure, o la socit repose sur le tep, le clan, dont les membres sont lis par lhonneur, la tradition, largent et la force , ajoute Rouslan Ledenev, un commerant de la capitale. Laffirmation des traditions tchtchnes et la dfense des valeurs morales sappuyant sur un islam fort sduisent aussi. Les habitants de Grozny sont fiers du globe terrestre construit lentre de la ville, sur lequel est inscrit Grozny est le centre du monde , tout comme ils sont fiers de la mosque rige au centre de la capitale, dans un parc de 14 hectares, qui peut accueillir 10 000 fidles. Lorsque sept femmes sont retrouves assassines dans un terrain vague en novembre 2008, il suffit de dire quelles avaient un comportement immoral pour que lenqute et les bruissements de colre sarrtent. Nanmoins, la mort de Natalia Estemirova, 3 000 personnes ont manifest Grozny malgr les risques. Tous les jours, des fermiers, des artisans, des mres de famille, des employs font le sige du bureau du procureur pour demander la vrit sur la disparition de leur fils, rclamer justice aprs avoir t expuls par des kadyrovtsy au profit dun ami du prsident, exiger rparation aprs avoir d verser des pots-de-vin pour pouvoir poursuivre leur activit Leau et llectricit ne suffisent pas toujours apaiser la colre des Tchtchnes. Rapport par Le Monde, cet change entre deux tudiants de Grozny lillustre. Ramzan Kadyrov est un patriote qui veut le bien de son peuple. Et le bien passe par la paix et la prosprit , dit lun. A chaque construction dimmeuble, des fosses communes sont dcouvertes. On ne peut pas construire un pays sur des charniers. Les gens nont rien oubli des exactions des forces russes ni de celles des combattants indpendantistes , rpond lautre. Psychiatre franaise, Frdrique Drogoul a effectu plusieurs missions en Tchtchnie. Elle tmoigne sur le site dinformations Rue89 : Teintes pastel des faades, touches colores des balcons, Grozny voque un immense Legoland. Tout est trop propre, trop neuf. Paradoxalement, cette uniformit lisse marque quel point la ville a t dtruite (). Tous mes interlocuteurs mdicaux ont voqu une situation sanitaire alarmante et un taux anormalement lev de cancers, consquence probable du dsastre cologique provoqu par les bombardements de lhiver 2000 (). Lautre drame concerne loccultation des blessures psychiques : 11 % de la population prsentent des troubles svres causs par le conflit. Ces troubles psychiques posent leur manire la question de limpunit, de leffacement forc de la mmoire collective. Face la violence politique, Tanya Lokshina, directrice de Human Rights Watch pour la Russie, a une crainte : Que les Ong internationales, russes et tchtchnes continuent soccuper de la scolarisation des enfants, de la sant des habitants, de la reconstruction des villages, mais que peu peu les sujets les plus sensibles, donc les plus dangereux pour les Ong, tombent dans loubli. Quelles sont les perspectives moyen terme en Tchtchnie ? Le Kremlin a voulu tchtchniser le conflit avec les sparatistes, savoir donner aux Tchtchnes les rnes du pouvoir dans la rpublique, y compris le contrle des forces de lordre, tout en gardant un il vigilant sur eux. Ramzan Kadyrov nest que le pion ultra-violent et paranoaque de Poutine et Medvedev , explique, dans Libration, Nikola Tchernov, de linstitut Carnegie Moscou. Ce choix des dirigeants russes est guid par des considrations politiques ne plus apparatre comme les affreux qui font le sale boulot au Caucase mais aussi conomiques car le conflit cote cher depuis quinze ans. Or, la crise financire internationale et le repli des cours des matires premires fragilisent le budget de la Russie. Si aujourdhui les combats ne font plus rage en Tchtchnie et que la vie retrouve un semblant de normalit, les tensions persistent nanmoins. Les difficults conomiques constituent un premier problme. La reconstruction a certes cr des emplois, mais une fois les immeubles construits, les ouvriers se sont retrouvs au chmage. Il nexiste pas de tissu industriel ni de socits de service performantes dans la province caucasienne. Selon le Pnud, le Programme des Nations unies pour le dveloppement, la moiti des adultes sont sans emploi et 62 % des 1,3 million dhabitants vivent sous le seuil de pauvret. La corruption gnralise freine lactivit conomique. Cette pauvret favorise lmigration vers le reste de la Russie voire ltranger. Elle incite aussi les jeunes rejoindre les rangs de la rbellion. Les habitants ne croient pas non plus la paix. Les provinces voisines de lIngouchie et du Daguestan connaissent un regain de violences ces dernires semaines. Combien de temps la Tchtchnie sera-t-elle pargne ? Comme le raconte la psychiatre Frdrique Drogoul : Quils se soient accommods de la situation prsente ou quils taisent leur haine du rgime, les gens saccordent sur un point : la paix avec les Russes ne pourra pas durer. Les Tchtchnes sont habits par lhistoire de leur peuple, par la conviction dune destine dsespre et violente qui forge leur identit, o fatalisme et fiert sont trangement mls. La fin de lHistoire nest pas crite. Lenvoy spcial du Monde raconte sa rencontre avec un couple de paysans dans le hameau de Beno. Signe positif : ils reconstruisent leur maison dtruite par un bombardement en 2000. Mais, prcise la femme, nous avons creus une cave. Elle nous servira dabri le jour o il y aura la guerre. Chacun se demande combien de temps les Tchtchnes accepteront de subir les arrestations arbitraires, les excutions sommaires et toutes les exactions de Ramzan Kadyrov et de ses sbires. A en croire Nikola Tchernov : Cela ne durera pas ternellement. Le Kremlin veille ce que le jeune dirigeant tchtchne nait pas trop dambitions et naffirme pas un jour des vellits dindpendance. Mais pour linstant, le calme et lordre rgnent en Tchtchnie. Cest ce qui compte pour Moscou. Quel quen soit le prix humain. Jean Piel | |||
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