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02/12/2008
Autour de Lvi-Strauss (2)
Franoise Hritier : Lanthropologie structurale a confr une gale dignit toutes les socits humaines


(MFI) A loccasion des cent ans de Claude Lvi-Strauss, MFI a rencontr lune des plus proches collaboratrices de ce pionnier de lethnologie moderne. Lanthropologue Franoise Hritier nous parle de son matre penser, de lattachement de ce dernier au terrain dtude amrindien, de ses dcouvertes en matire danthropologie sociale et des limites dune pense essentiellement thorique.

MFI : Ancienne tudiante de Claude Lvi-Strauss, vous lui avez succd au Collge de France. Vous vous tes intresse aux socits africaines alors quil tait essentiellement amricaniste. Pourquoi ce choix ?

Franoise Hritier : Cela tient au hasard des choses. Cest dailleurs grce Claude Lvi-Strauss que je suis partie faire mon premier terrain en Afrique. En fait, je devais aller travailler au Mexique mais une proposition de lun de ses collgues est arrive entre-temps. Ce professeur avait des contrats avec le gouvernement de lAfrique occidentale franaise la dcolonisation navait pas encore eu lieu , qui lui permettaient denvoyer des lves travailler sur des projets de dveloppement. Il avait besoin dun ethnologue et dun gographe pour travailler sur les populations mossi et pana, concernes toutes les deux par le projet de construction dun barrage, dans une rgion peu peuple de lactuel Burkina Faso. Claude Lvi-Strauss a transmis la demande de son collgue mon ami Michel Izard et moi-mme. Je suis partie aprs quelques dboires initiaux : le service hydraulique de lAOF ne voulait pas de moi parce que jtais une fille ! Comme ils nont pas trouv de candidat, ils ont fini par maccepter.

MFI : Lvi-Strauss, lui, ne sest jamais vraiment intress lAfrique

F. H. : Ce nest pas que lAfrique ne lintressait pas mais nous, les ethnologues, nous sommes tous profondment lis notre premier terrain. Le premier terrain de Lvi-Strauss, ctait le Matto Grosso en Amrique du Sud. Ce sont des socits de petite taille, extrmement dmunies, coupes du monde. Lvi-Strauss qui sest normment investi dans la connaissance de ces peuples, tant motionnellement quintellectuellement, leur est rest fidle toute sa vie. Par ailleurs, je crois quil se sentait dsorient devant les grandes masses humaines de lAfrique, ayant travaill sur des petits ensembles. Quand jy tais dans les annes 1960, les Mossi taient dj six millions, ils sont sans doute plus de dix millions aujourdhui !

MFI : A lpoque o vous avez commenc travailler, lanthropologie franaise comportait deux courants : le premier, reprsent par lafricaniste Georges Balandier et lautre, par lamricaniste Lvi-Strauss. Quest-ce qui opposait ces deux hommes ?

F. H. : Leur opposition concernait les objets de recherche. Lanthropologie structurale sest proccupe de luniversalit des crations de lesprit humain sous nimporte quels cieux et a confr une gale dignit toutes les socits humaines. Dans les annes 1950, paralllement aux travaux de Lvi-Strauss consacrs aux lois de fonctionnement des socits dans ce cadre universalisant, de grands processus historiques taient luvre dans les socits africaines : la dcolonisation, la migration, lurbanisation galopante, la monte de messianismes. Toute une quipe de chercheurs autour de Georges Balandier sest intresse ces questions sous langle sociologique. Les travaux de Lvi-Strauss avaient une vise diffrente, comme il la dit lui-mme.

MFI : Pourriez-vous nous expliquer cette diffrence laide dun exemple ?

F. H. : Prenons lexemple de la goutte deau. On peut lexaminer lil nu et proposer une srie de descriptions sur tel ou tel aspect : sa forme, sa grosseur, sa dynamique Mais quand vous la regardez au microscope, vous pouvez voir les animalcules qui peuvent tre dedans. Vous pouvez aussi la dcomposer en sparant ses lments constitutifs. On peut mme aller plus loin, jusquaux atomes, qui nont plus rien voir avec la goutte telle quon la voit lil nu Claude Lvi-Strauss dit quil se place ce niveau-l, au niveau microscopique qui permet leau dexister par la combinaison de molcules Il tait surtout un homme de cabinet. Il nest jamais plus retourn son terrain initial des annes 1930. Il a travaill sur les documentations runies par dautres ethnologues, en plus des siennes propres.

MFI : Comment se situent vos travaux de recherche par rapport la pense de Claude Lvi-Strauss ?

F. H. : Comme je vous lai dit, je lui dois mon entre dans lanthropologie. Je suis galement structuraliste car je crois comme lui en des invariants universels, cest--dire en des questions que lhumanit se pose et sest toujours pos. Moi aussi, jai travaill sur les systmes de parent. Jai prolong les recherches de Lvi-Strauss sur les structures semi-complexes dalliances. Ce qui nous diffrencie, cest limportance que jattache au rapport masculin/fminin dans lorganisation sociale. Alors que pour Lvi-Strauss, la prohibition de linceste est lie la loi de lchange qui est le fondement mme de la socit, pour moi, le fait que ce soit les hommes qui changent des femmes et non linverse, est encore plus fondamental. Les femmes sont des objets que les hommes sapproprient parce quils ont besoin des femmes pour faire des enfants. Jappelle cela la valence diffrentielle des sexes qui est, selon moi, le cinquime pilier de lorganisation sociale. Dcels par Lvi-Strauss, les quatre autres piliers sont : la prohibition de linceste, lobligation dchanger (lexogamie), la conscration de lunion par un contrat lgal entre groupes, et enfin, la rpartition sexuelle des tches telle quelle existe.

MFI : Ne regrettez-vous pas que vos travaux ou ceux de Lvi-Strauss ne soient pas couronns par un grand prix, comme le Nobel par exemple ?

F. H. : Il ny a pas de prix Nobel pour les sciences humaines. De toute faon, cest trop tard pour lui ! Cest bien dommage et injuste, mme si dans notre for intrieur, nous les collgues de Lvi-Strauss, nous le lui accordons trs volontiers.



Franoise Hritier est professeur honoraire au Collge de France. Elle a crit : Lexercice de la parent, Gallimard-Le Seuil, Paris, 1981 ; Les deux surs et leur mre, anthropologie de l'inceste, Odile Jacob, Paris, 1994 ; Masculin/Fminin, deux tomes : La pense de la diffrence et Dissoudre la hirarchie, Odile Jacob, Paris, 1995 et 2002 ; De la violence, deux tomes, Odile Jacob, Paris, 1996 et1999.

Propos recueillis par Tirthankar Chanda

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