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12/02/2008
Questions internationales (1)
Pakistan : la saga de la dynastie Bhutto


(MFI) Sauf report de dernire minute, les lections lgislatives se tiendront le 18 fvrier au Pakistan. Parmi les formations en lice, le Parti du peuple pakistanais, officiellement dirig par le fils de Benazir Bhutto, rcemment assassine. Depuis plusieurs gnrations, lhistoire des Bhutto est indissociable de celle de la vie politique du Pakistan. Une famille au destin exceptionnel, marque du sceau du pouvoir, de largent et de la mort.

Comment Bilawal, le plus jeune des Bhutto, sest-il impos la tte du Parti du peuple pakistanais ?

Entour de nombreux supporters qui semblent sur le point de lcraser, Bilawal Bhutto Zardari
longs cheveux noirs, fines lunettes argentes, visage glabre tente dapparatre ferme et dcid. Lheure est grave ; ce 27 dcembre 2007, sa mre, Benazir Bhutto, a t assassine quelques heures auparavant, et le garon annonce que cest dsormais lui qui dirige le Parti du peuple pakistanais (PPP), quil a pris cette dcision par respect pour le combat politique de sa famille et par amour du Pakistan. Mais celui qui na pas encore ft ses 19 ans semble enfiler des habits trop larges pour lui ; sa voix tremble et les cadres du PPP assis ses cts le couvent de regards qui en disent long sur sa marge de manuvre. Bilawal Bhutto Zardari, il est vrai, na quasiment jamais vcu au Pakistan. Il y a quelques semaines, il tait encore un sage tudiant en histoire luniversit de Londres, et les intrigues du chaudron politique pakistanais lui sont inconnues. Mais Bilawal est un Bhutto, le fils de Benazir, le petit-fils de Zulfikar Ali ; il doit donc respecter lhritage. Cest la preuve de linfluence de cette dynastie familiale sur la vie politique nationale. Les dirigeants du PPP nont gure destime pour Bilawal, mais son inexprience compte moins que son patronyme. Saligner derrire un Bhutto, qui plus est derrire le fils dune martyre, est capital si le PPP veut esprer remporter les lections lgislatives du 18 fvrier.

Dans quelles circonstances est ne cette dynastie politique ?

Un grand-pre entr dans lHistoire, une fille charismatique et martyre, des frres assassins, un gendre derrire les barreaux, de la haine, de largent, du pouvoir La saga de la famille Bhutto ressemble au scnario dune srie B amricaine transpose en Asie du Sud. Sauf que lhistoire est bien relle et que le destin des 160 millions de Pakistanais est pour partie li celui du clan.
La dynastie des Bhutto a t fonde au XVIIe sicle par un rajput (une caste de guerriers) hindou converti lislam. Elle possde, dans la province mridionale du Sind, 10 000 hectares de terres plantes de dattiers, oliviers, manguiers et cannes sucre. Sans compter des intrts dans des stations-services, des entreprises agroalimentaires et limmobilier. Les Bhutto reprsentent une puissance financire. Ils appartiennent ces 200 familles qui contrlent lconomie du Pakistan. Cela nempche pas le grand-pre, Zulfikar Ali Bhutto, de dfendre des ides socialistes. Prsident de la Rpublique de 1971 1973 puis Premier ministre jusquen 1977, il adopte des rformes sociales, nationalise les industries et promet aux plus pauvres du pain, des vtements et un toit. Lhomme est trs populaire, mais il est aussi craint car il reste un zamindar, un propritaire terrien qui a quasiment droit de vie et de mort sur ses paysans. Llite, elle, le considre comme un tratre sa classe. Ses trois enfants font leurs tudes dans les meilleures coles catholiques de Karachi, puis de Londres. Sa prfre est sa fille Benazir, ne en 1953, quil surnomme Pinkie. A 10 ans, la petite toujours entoure dune nue de serviteurs a dj rencontr Zhou Enlai et Henry Kissinger.

Adule par son pre, Benazir Bhutto sest donc impose naturellement la tte de la famille ?

Pas si simple. Comme dans les sries B amricaines, le bonheur na quun temps. En 1977, Zulfikar Ali Bhutto est renvers par le gnral Zia Ul-Haq. Il est excut en 1979. La famille est place en rsidence surveille, puis expulse. Benazir en gardera une profonde rancune lgard de lArme, acteur incontournable du jeu politique au pays des purs , ainsi quon surnomme le Pakistan.
En 1986, Zia Ul-Haq lve la loi martiale, et Benazir revient au pays. Son arrive Lahore a tourn au dlire. Un million de personnes lattendaient laroport. Elle fut reue comme le Messie , se souvient son amie Salman Tasser. Deux ans plus tard, celle quon surnomme BB ou la Sultane simpose la tte de lEtat, devenant ainsi la premire femme au monde diriger un pays musulman. De nouveau, la popularit des Bhutto est au znith. A ltranger, Benazir incarne la modernit en politique, la lutte contre lintgrisme, louverture sur le monde Dans le pays, elle symbolise le retour la dmocratie. Comme son pre, elle assure vouloir la justice et le bien du peuple. Mais comme son pre, elle va dcevoir. En aot 1990, vingt mois aprs son lection, elle est renvoye pour corruption et npotisme. Benazir Bhutto est belle et tragique ; cela sduit les pauvres et les diplomates occidentaux. Mais cela ne suffit pas, 36 ans en outre, pour diriger un pays profondment ingalitaire, dchir par des tensions religieuses et des guerres de clans, dont 60 % des habitants sont analphabtes, o les plus riches agissent tels des seigneurs fodaux, o lArme est toute puissante.
Benazir lincomparable, en langue sindhi crie au complot et repart en campagne, telle une pasionaria. En octobre 1993, la faveur dune crise politique dont le Pakistan a le secret, elle retrouve le chemin du pouvoir. Une nouvelle fois, elle promet un dveloppement conomique quilibr, la fin des privilges, la chasse la corruption. Las. En novembre 1996, BB est nouveau limoge pour corruption, puis contrainte de fuir le pays pour chapper une procdure judiciaire. Elle et son mari, Asif Ali Zardari, auraient dtourn 1,5 milliard de dollars.

On dit pourtant que Benazir Bhutto reprsentait le seul espoir de la dmocratie pakistanaise

Il en faut plus pour dcourager lhritire dune telle dynastie. Benazir Bhutto sait rebondir sur les soubresauts dun Pakistan dont le personnel politique se renouvelle peu, o la pauvret est endmique, les intgristes de plus en plus influents, la violence quotidienne. Limpopularit du gnral Pervez Musharraf la tte du pays suite un coup dEtat perptr en octobre 1999 incite les Etats-Unis organiser son retour. Jamais deux sans trois. Mais ds son arrive Karachi, le 18 octobre dernier, elle chappe par miracle un attentat contre son convoi, qui fait 139 morts. Elle naura pas une seconde chance. A la sortie dun meeting lectoral, le 27 dcembre, elle est tue par un kamikaze. La presse internationale en dresse un pangyrique mouvant et dplore une nouvelle atteinte la dmocratie pakistanaise.
Mais est-ce si sr ? Comme le souligne Zaffar Abbas, le rdacteur en chef du Herald, le principal hebdomadaire de Karachi : Evidemment, assassiner un leader politique est un crime contre la dmocratie. Mais il ne faudrait pas croire que Benazir Bhutto incarnait un rel espoir pour le pays. Les Pakistanais ont pleur sa mort, mais il y a moins de dix ans, ils avaient applaudi son exil. Les deux fois o elle a t au pouvoir, elle na tenu aucune de ses promesses ; elle na en rien amlior le sort des femmes ni des plus pauvres, elle na lanc aucune rforme conomique, elle na fait que dfendre son clan. Par contre, elle sest honteusement enrichie. Pour sa part, Javed Sarwat, un avocat libral dIslamabad, estime que Comme Zulfikar Ali Bhutto, Benazir avait des ides pour le Pakistan. Elle croyait en la dmocratie, en un islam modr. Mais entoure de courtisans, elle sest coupe des ralits pour sombrer dans lautoritarisme, sans rsister la corruption et au copinage politique. Elle sest enivre du culte messianique dont elle faisait lobjet. Elle tait certainement plus populaire ltranger quau Pakistan. Revenir, comme elle la fait, avec le soutien des Etats-Unis, en faisait une cible pour les islamistes. Elle sest allie avec le gnral Musharraf, lhomme du coup dEtat, par amour du pouvoir. Ctait une trahison lencontre de sa famille et du peuple .



Lhistoire de la famille Bhutto est donc aussi une histoire dintrigues et de trahisons ?

Cest invitable au Pakistan. Outre le pouvoir et largent, lhistoire des Bhutto est en effet aussi une succession de trahisons et de meurtres. Les Bhutto sont des hros shakespeariens , crit le journaliste Frdric Bobin. Murtaza, le frre cadet de Benazir, na jamais support lamour que vouait son pre sa sur. Il estime, en outre, que la Sultane a trahi les ides socialistes qui valaient au clan sa popularit. Lui le rvolutionnaire sexile en Afghanistan, puis en Syrie do il organise des attentats contre ceux qui ont excut son pre. Sa mre la Begum Nusrat le soutient contre Benazir car un garon a toujours raison, et quelle aussi est jalouse de laura de Pinkie. En septembre 1996, Murtaza rentre dexil et multiplie les dclarations contre laffairisme de Benazir. Sa popularit crot rapidement. Quinze jours plus tard, il tombe sous les balles de la police de Karachi. Sa veuve, Ghinwa, accuse ouvertement Benazir alors Premier ministre de lavoir fait tuer. Celle-ci dment avec vigueur. A lpoque, la capitale conomique du Pakistan est dchire par des violences communautaires qui font une vingtaine de morts par jour. Mais pour tuer un Bhutto, lordre na pu venir que de trs haut. Quelques annes auparavant, Shanawaz lautre frre avait t retrouv empoisonn dans sa proprit de Cannes. Le meurtre na jamais t lucid.
La troisime trahison du clan Bhutto vient du gendre : Asif Ali Zardari, le mari de Benazir, son me damne aussi. Play-boy oisif n dans une riche famille de Karachi, lhomme nest gure intress par la politique ses dbuts : il prfre cumer les botes de nuit rserves la jeunesse dore, jouer au polo et conduire toujours plus vite ses voitures de luxe. Mais Benazir, dit-on, tombe amoureuse de celui quelle ne devait pouser que par convention. Au point de faire de ce costaud moustachu, toujours vtu dun shalwar-kameez (lhabit traditionnel) blanc, son ministre des investissements extrieurs, alors que lhomme est notoirement corrompu. Trs vite, il gagne le surnom de Monsieur 10 %. Monsieur 30 % aurait t plus juste tant il a prlev sa dme sur chaque contrat conclu dans ce pays , grommelle Zaffar Abbas. Dans un Pakistan o les dessous de table sont pratique courante, Asif Ali Zardari pousse lexercice son comble. Mais il joue trop gros. Le Financial Times avance le chiffre de trois milliards de dollars dtourns. Mme Islamabad, o un bon carnet dadresse met les puissants labri de poursuites judiciaires quels que soient leurs crimes, Asif Ali Zardari se retrouve derrire les barreaux en 1996. Il y restera sept ans.


La jeune gnration des Bhutto a-t-elle les mmes ambitions que ses ans ?

La saga de la dynastie Bhutto se confond avec lhistoire du Pakistan qui, soixante ans aprs son indpendance, na toujours pas trouv son unit et reste dchir par des guerres entre communauts (rgionales et religieuses), tout comme la famille est dchire par des haines fratricides. Une famille de propritaires terriens dans un pays agricole et fodal ; une famille de pouvoir dans un pays dont la vie politique se complat en intrigues ; une famille o meurtres, trahison, corruption et rconciliation font bon mnage comme souvent au Pays des purs.
La jeune gnration des Bhutto voudra-t-elle continuer lhistoire ou tourner la page, comme la socit civile pakistanaise qui espre un renouvellement des murs politiques ? Cest toute la question. Alors que se profilent les lections lgislatives du 18 fvrier, le Parti du peuple pakistanais est donc dirig par le jeune Bilawal Bhutto Zardari. Lhritage est assur, et la saga semble se poursuivre. Mais peine intronis, Bilawal est reparti ses tudes Londres ; il ne devrait faire quune apparition au cours de la campagne lectorale. La ralit du pouvoir au sein du PPP appartient son pre, Asif Ali Zardari, qui, se sachant impopulaire, a eu la prudence de le nommer comme homme de paille la tte du parti. Pour linstant, personne ne dit rien car les lections sont proches et le pays reste sous le choc de lassassinat de Benazir. Mais avec le temps, et a fortiori si les rsultats lectoraux sont mdiocres pour le PPP, Asif Ali Zardari va cristalliser les divisions du parti autour de sa personne. Bilawal devra alors choisir : revenir au Pakistan pour continuer la saga familiale ou rester Londres. Il lui sera difficile dchapper au poids de lHistoire, la pression que reprsente le fait dtre un Bhutto. Cest son destin , analyse lancien secrtaire dEtat la Dfense, Talat Masood.
Comme Asif Ali Zardari, une autre pice rapporte du clan participera aux lections lgislatives. Ghinwa Bhutto, la veuve de Murtaza, se prsente en effet, mais pas sous les couleurs du PPP, ce parti de llite, qui regroupe des industriels et des fodaux. Ces gens-l nont aucun intrt changer le statu quo qui rgne depuis trop longtemps au Pakistan , dnonce-t-elle. Ses enfants par contre affichent leur peu dintrt pour la politique. Lan, Zulfikar Jr, a cr une association pour sauver les dauphins de lIndus. Comme il lexpliquait au quotidien Le Monde : Entrer en politique ne doit pas tre li un nom, lhritage dune famille. Lide de dynastie est insupportable dans une dmocratie en 2008. En outre, trop de Bhutto sont morts pour le Pakistan sans que le pays ne change pour autant.

Jean Piel

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