par Cerise Maréchaud
Article publié le 15/04/2008 Dernière mise à jour le 15/04/2008 à 12:56 TU
Dans le ventre grouillant du vieux centre casablancais, mieux vaut regarder devant soi pour éviter les voitures pressées. Mais si l’on ose lever la tête, la métropole marocaine dévoile ses façades où, dans une lumière rosée, azulejos néo-mauresques, ornements néo-classiques, figures géométriques Art déco et volumes ultramodernes se côtoient avec éclectisme.
C’est que pendant plus d’un demi-siècle, du début du Protectorat français (1912) aux lendemains de l’Indépendance (1956), Casa la blanche s’est imposée comme un frénétique laboratoire d’urbanisme et d’architecture. Un patrimoine architectural et urbanistique du XXe siècle que l’association Casa Mémoire s’est donné pour objectif de préserver et qu’elle nous invite à découvrir à l’occasion de la Journée internationale des monuments et des sites, le 18 avril 2008.
Dès 1912, le maréchal Lyautey en appelle aux professionnels les plus ouverts aux courants « nouveaux » pour bâtir ce nouvel eldorado. Tout en incarnant une certaine « envie d’Amérique », alimentée par la propagande de la Résidence, Casablanca a pour mission d’insuffler l’énergie d’une « ville nouvelle française » qui réveillerait un vieil empire assoupi. Dans un tel consensus moderniste, ils sont des dizaines d’architectes français – de Marius Boyer à Alexandre Courtois, d’Edmond Brion à Georges Candilis – à faire de Casa un terrain d’expérimentations qui, souvent, serviront de modèles en France et dans le monde.
Henri Prost, le Baron Haussmann de Casablanca
L’essor de la ville blanche coïncide avec celui d’une discipline nouvelle : l’urbanisme. Pour beaucoup, c’est à Casablanca que celui-ci naît vraiment, sous la main d’Henri Prost, convoqué par Lyautey à la tête du premier Service de plan de France, à l’heure où Casa, terrain encore quasi vierge, fait monter la fièvre spéculative aux terrasses de cafés. S’il s’inspire ça et là de New York, son plan pour ouvrir et organiser le centre casablancais, entre lieux de pouvoirs et premier boulevard périphérique, influencera rien moins que Chicago ou São Paulo. Et c’est de ces expériences que naîtront plus tard en France les réglementations sur le tracé des voies. Pragmatique et visionnaire, Prost restera à Casablanca ce que Haussmann est à Paris.
Architecte casablancaise et membre de Casa Mémoire
L'urbanisme de négociation d'Henri Prost.
A l’innovation urbanistique fait écho l’innovation esthétique : après les styles néo-mauresque et néo-classique, c’est un courant moderne, nourri du Bauhaus et du constructivisme, qui s’affirme au fil des bâtiments casablancais. L’Art déco, dont les formes géométriques se marient avec motifs et zellige traditionnels, n’est que le début de cette réflexion architecturale. Gagnés par cet esprit pionnier, les promoteurs - Européens, Marocains de la bourgeoisie commerçante ou israélites d’Essaouira – rivalisent d’audace pour voir s’élever ces immeubles qui portent encore leurs noms.
Architectes français et style traditionnel
Révolution en béton armé
D’autant que le béton armé, expérimenté à Casa dès 1912 grâce aux Frères Perret et aux entrepreneurs italiens d’Algérie et de Tunisie, permet toutes les extravagances – volumes, courbes, toits terrasses – et une qualité incomparable. Bien que très noircis, de nombreux buildings témoignent aujourd’hui de structures impeccables. Au-delà de la forme, ces innovations sont mises au service d’un confort de plus en plus important, et les immeubles conçus à Casa par les architectes français dépassent souvent en équipement ceux de Paris à la même époque.
« Les Casablancais ont le rêve américain dans la tête », explique l’architecte Jacqueline Aluchon, native de Casablanca. Dans cette ville « plus hédoniste et mondaine que culturelle et intellectuelle », les garages (Auto-Hall de Pierre Bousquet en 1930), cinémas (Rialto de Pierre Jabin en 1930 et Vox de Marius Boyer en 1935) et sièges de banques (Banque d’Etat d’Edmond Brion en 1937) deviennent les monuments d’une cité qui n’en a pas. Dès les années trente – 1931 est une année record en constructions d’immeubles - s’entame une course à la verticalité qui devance la capitale française.
En parallèle, l’esthétique se fait plus dépouillée, entre jeux de volumes et façades galbées. Selon un observateur français de 1935, cité par Monique Eleb et Jean-Louis Cohen dans Mythes et figures d’une aventure urbaine (édition Belvisi/Hazan), Casa « donne au monde inquiet une belle leçon d’optimisme ». Nombreux sont alors les critiques « pour qui l’architecture moderne aurait trouvé sa ville en Casablanca ».
L’urbanisme d’habitat social
Au tournant des années quarante et cinquante, s’impose en effet une nouvelle génération d’architectes (Albert Planque, Emile Duhon, Georges Candilis, Alexandre Courtois), parfois nés à Casa (Jean-François Zévaco, Elie Azagury). En rejet du monumentalisme, lui préférant Le Corbusier et Niemeyer, ils créent en périphérie des villas et bâtiments épurés et hybrides, entre Méditerranée et Californie, donnant parfois à Casa des airs de Brasilia (aérogare de Tit-Mellil de Zévaco).
Mais pragmatisme oblige, urbanistes et architectes français de l’après-guerre, loin de s’oublier dans le rêve américain, vont mettre leur inventivité au service d’une nouvelle problématique inhérente à la croissance industrielle : l’exode rural et l’extension des « bidonvilles » (mot né à Casablanca). Dès 1947, le nouveau directeur de l’urbanisme du Protectorat, Michel Ecochard, signataire de la Charte d’Athènes, établit le projet d’extension du Grand Casablanca qui intègre des expériences pilote d’habitat social : Derb Jdid, de Elie Ezagury, la Cité ouvrière de Aïn Chock de Antoine Marchisio et Edmond Brion, l’innovante cité musulmane de fusées céramique de Jacques Couëlle qui susciteront un réel intérêt de l’étranger. L’expérience type « nid d’abeille » de l’équipe Candilis, aux Carrières centrales, vantée dans Architectural Design de janvier 1955, servira de modèle en région parisienne et à Marseille.
Urbanisme social de Michel Ecochard
Un legs difficile à préserver
Après l’indépendance, les commandes aux architectes étrangers se raréfient pour disparaître quasiment dans les années soixante-dix, avec la limitation des autorisations d’exercer qui leur est imposée. La reconstruction d’Agadir, après le tremblement de terre de 1960, constitue la dernière expérience d’innovation collective (Pierre Coldefy, Claude Verdugo) saluée à l’étranger. Les Casablancais de naissance, comme Zévaco et Azagury, poursuivent leur œuvre à travers hôpitaux, mosquées et écoles, jusqu’aux années 1980.
Depuis lors, ce patrimoine architectural unique du 20e siècle est gravement menacé. « Quelque 40% ont déjà disparu », déplore Jacqueline Aluchon. Dont des emblèmes mythique : le cinéma Vox, la villa Mokri ou encore l’Hôtel d’Anfa, qui accueillit la conférence de 1943 entre Roosevelt, Churchill, De Gaulle et Mohammed V, rapporte Abderrahim Kassou, président de l’association Casa Mémoire créée en 1995, pour préserver et valoriser cet héritage «longtemps associé à la période coloniale » avant d’être attaqué par la pression immobilière et la « paupérisation du vieux centre ».
Dans cette zone, Casa Mémoire estime à quatre mille le nombre de bâtiments à protéger et milite pour inscrire Casablanca au patrimoine mondial de l’Unesco, comme Le Havre, Brasilia ou Tel Aviv. Cas d’étude incontournable dans les plus grandes écoles d’architecture, la ville a constitué une indéniable référence à l’international pour ceux qui y ont travaillé. « On disait ‘les Marocains’ », se souvient Jacqueline Aluchon. Cette période féconde n’aura pourtant pas engendré de véritable « école » marocaine d’architecture. « Nous sommes seulement trois mille architectes, souvent formés en France. Et presque pas d’urbanistes », constate Abderrahim Kassou. « Mais les architectes nés à Casa n’ont pas choisi cette voie par hasard », assure Jacqueline Aluchon. A l’instar, sûrement, de Yves Lion. Le Grand Prix de l’urbanisme 2007 en France, partisan d’un « architecturbanisme » pragmatique et actuellement en charge du projet Casa-Marina, est né dans la ville blanche en 1945.