par Danielle Birck
Article publié le 22/08/2008 Dernière mise à jour le 22/08/2008 à 09:33 TU
Cela pourrait s’appeler « du marbre au bronze »…
Comment en effet est-on passé de la blancheur diaphane, marmoréenne, à la patine du bronze, voire du cuivre, comme canon de beauté de l’épiderme féminin ? Question à laquelle s’est attelé Pascal Ory, dans L’invention du bronzage (Essai d’une histoire culturelle), publié aux éditions Ramsay. C’est au tournant des années 1930 que l’historien situe cette véritable « révolution culturelle » par laquelle le hâle l’a définitivement emporté sur la pâleur.
Révolution culturelle: l’expression ne serait-elle pas exagérée pour une pratique qui peut apparaître comme futile, accessoire? Pascal Ory tient dès le départ à en défendre l’emploi. Une manière aussi de défendre une discipline, l’histoire culturelle, qu’on aurait peut-être tendance à considérer, elle aussi, comme accessoire. Ce n’est pas pour rien qu’il est le président de l’Association pour le développement de l’histoire culturelle (ADHC), née en 1999, « du constat de la place croissante, en même temps que problématique, de l’histoire culturelle dans l’historiographie contemporaine ».
Fait social général
Révolution, parce que comme les « vraies révolutions, celles qui touchent durablement, parfois définitivement (…) aux modes de vie, (…) l’instauration du bronzage comme nouvelle norme pigmentaire est un saisissant retournement des valeurs », écrit Pascal Ory, sans prétendre toutefois avoir épuisé son sujet, ne serait-ce d’ailleurs qu’en l’ayant centré sur l’espace culturel français. Un sujet auquel il avait déjà consacré quelques pages en 1987 dans un ouvrage collectif et qui, lorsqu’on l’explore touche à des domaines aussi variés que l’économie, l’idéologie, la médecine, la science, la chimie, les médias, etc.
Bref, sans remonter au déluge, on peut dire qu’il y eut un « Ancien Régime épidermique », né avec l’ère chrétienne, où la pâleur et la blancheur règnaient sur la carnation des femmes (c’est au départ exclusivement une histoire de femmes, rappelons-le) pour en marquer la beauté, mais aussi le rang et l’innocence. Contes, romans, tableaux se feront abondamment l’écho de cette échelle de valeurs, « aristocratique ou populaire, Lys dans la Vallée ou Blanche Neige ». Par opposition, « le suspect, le vicieux, le Mal seront associés aux teints ‘mat’, ‘basané’, ‘cuivré’, et autres ‘olivâtre’ ». Cela jusqu’à l’immédiat après-guerre de 1945 où l’on assiste au renversement complet de ce système de valeur, avec le bronzage devenu un « fait social général ».
Pascal Ory s’appuie sur le dépouillement de l’hebdomadaire Elle, fondé en 1945 et qui va dominer le paysage de la presse féminine française dans l’après-guerre. « Votre teint de vacances s’en va… retenez-le », peut-on lire dans Elle du 10 septembre 1946. On est loin de la peau qui a pris « un aspect jaune caractéristique » ou de cette « coloration brune, très difficile à faire disparaître », que dénoncent des ouvrages de l’avant Première guerre. Le recours au brunissage artificiel est même évoqué dès cette même année 1946.
"Etre ou ne pas être hâlée"
Mais comment en est-on arrivé là ? Les deux hypothèses communément avancées font référence à Coco Chanel, qui aurait lancé la mode du hâle dans les années 1920 et à l’instauration des congés payés en 1936. Pour la première, c’est un peu tôt : les informations dont on dispose sont floues et il est peu probable qu’une personnalité, à elle seule, ait inversé le courant, dit en substance Pascal Ory. Pour la seconde, au contraire, c’est un peu tard : testée en 1935 et distribuée à l’échelle nationale l’année suivante l’huile Ambre solaire en témoigne, « qu’une grande entreprise comme L’Oréal n’aurait pas lancée sur un terrain vierge », souligne Pascal Ory. Ce qui n’avait pas été le cas de l’Huile de Chaldée lancée en 1927 par Jean Patou.
Il faut dire que l’Ambre solaire qui écrase alors ses concurrents sur le marché aura très largement bénéficié du formidable instrument publicitaire de la radio - présente dans près de cinq millions de foyers avant la guerre - notamment l’antenne de Radio Cité, dont Marcel Bleustein-Blanchet, fondateur de l’agence Publicis en 1926, est devenu le directeur en 1935.
A nouveau, l’exploration des magazines – Vogue dans les années 1920 et Marie-Claire, lancé en 1937 – va permettre d’y voir un peu plus clair. Le premier débat en juillet 1928 de la question « Etre ou ne pas être hâlée » et s’interroge sur les méfaits du soleil, pour reconnaître l’année suivante que « le teint cuit par le soleil » est pour « la femme » le « signe évident de bonnes vacances », tandis que de grandes marques de produit de beauté mettent sur le marché des crèmes permettant « d’obtenir un teint imitant le hâle naturel sans avoir recours au soleil ». Quant à Marie-claire la consigne sera bien vite, dès l’été 1939, de « brunir vite ». Même Le Petit Echo de la Mode, au lectorat plus traditionnel, a amorcé son ralliement en 1936.
Emancipation du corps occidental
Pour résumer : frémissement dans les années 1920, renversement de tendance dans les années 1930, installation pérenne du bronzage après la guerre, dans le sillage des congés payés et des colonies de vacances, mais aussi de l’héliothérapie, du naturisme, du plein air, de la pratique sportive. Autant de comportements que Pascal Ory analyse et décrypte et replace dans leur contexte politico-idéologique de l’entre deux guerre, porteur d’ambivalence : « Je rebronzerai une jeunesse veule et confinée, son corps et son caractère par le sport, ses risques et ses excès », déclare Pierre de Coubertin. Il n’empêche que le XXe siècle aura été le théâtre d’une « profonde et durable émancipation du corps occidental ».
Il y aura aussi les produits dérivés du bronzage, ses modes annexes, ses accessoires, comme les lunettes et le maillot de bain, avec la vogue du bikini…
Ne pas bronzer idiot
Dans un dernier chapitre, l’auteur analyse la tendance qui, « assurément, depuis une trentaine d’années est devenue plus incertaine », avec ce fameux tournant des années 1970, la fin des « Trente Glorieuses » en France. « l’heure est à l’éclatement des références », écrit Pascal Ory. Si l’importance du marché des crèmes solaires et l’affluence sur les plages indiquent que « le comportement bronzé subsiste et pas à la marge », il est devenu celui d’un « bronzage intelligent ». La sécurité s’est étendue au domaine du soleil, avec les recommandations de l’OMS et l’encadrement de la santé publique en France, apparemment plus étroit que dans d’autres pays comme l’Allemagne, l’Italie ou l’Espagne. La peau bronzée reste une référence, mais avec des pratiques de précaution qui « n’affaiblissent pas, mais bien au contraire, étayent le statut de la référence bronzée », souligne Pascal Ory. On l’aura compris : « le soleil a encore de beaux jours devant lui »…. .