par Danielle Birck
Article publié le 10/06/2009 Dernière mise à jour le 22/06/2009 à 19:33 TU
RFI : Les esprits sont restés marqués par l’appel de l’abbé Pierre pendant l’hiver 1954, mais le Mouvement Emmaüs avait vu le jour quelques années auparavant…
Christophe Deltombe : le mouvement est né en 1949, à Neuilly Plaisance, dans une maison que l’abbé Pierre avait achetée et dans laquelle il hébergeait des familles sans logis. La « communauté » - qui n’en était pas encore vraiment une - vivait grâce à l’allocation parlementaire de l’abbé Pierre, à l’époque député. Ensuite, quand il n’a plus eu de mandat de député, il a bien fallu chercher de l’argent, et c’est un chiffonnier qui leur a donné l’idée de se lancer dans ce qui était à l’époque un métier. On les appelait d’ailleurs au début « les chiffonniers d’Emmaüs ». C’est donc le ramassage d’objets, leur revalorisation et leur remise en vente qui a permis de faire vivre cette communauté de Neuilly Plaisance qui a ensuite fait des émules.
Il est vrai que l’appel de l’hiver 1954 a donné un coup de fouet au mouvement, que beaucoup de solidarité s’est alors exprimée à l’égard de ces populations pauvres, et le grand développement des communautés date de ces années 1950/1960. On en compte aujourd’hui 120. Ce qu'il faut savoir, c’est que dès l’origine, la question du logement a été essentielle pour l’abbé Pierre, ce qui l’a amené à fonder d’abord une société de HLM (habitations à loyer modéré) qui s’appelle aujourd’hui Emmaüs Habitat et gère 13 000 logements, et puis une association de locataires qui s’est d’abord appelée le Comité des sans-logis et est devenue aujourd’hui la CGL, la Confédération générale du logement. S’est créée ensuite l’Association Emmaüs, aujourd’hui le premier hébergeur d’urgence à Paris, avec une cinquantaine de centres.
Tandis qu’à côté se sont développées les communautés qui ont pour vocation d’accueillir de manière plus durable les personnes sans logis, en grande difficulté, en rupture sociale, en leur permettant de vivre, de partager une vie avec d’autres tout en les invitant à se prendre en mains pour que la communauté vive. C’est donc le travail des compagnons qui permet à la communauté de vivre. Les communautés ne demandent pas de subvention de fonctionnement, elles les refusent même, elles sont sur une logique d’activité autonome, autosuffisantes en quelque sorte.
RFI : C’est un accueil inconditionnel des personnes…
C.D. : Oui. En fait si on se penche sur l’origine des personnes dans les communautés, on voit qu’il s’agit de personnes qui étaient à la rue, sans domicile, et parfois depuis des années, qui sortent de prison, qui ont connu des ruptures brutales et graves dans leur vie (divorce, abandon, etc.). Dès lors qu’ils acceptent les règles essentielles de vie en communauté (interdiction de l’alcool, des drogues, des bagarres et la participation au travail de la communauté), et qu’il y a de la place dans celle-ci, ils peuvent évidemment y rester. Certains vont rester trois jours, d’autres trois mois, ou trois ans, ou même 30 ans ! C’est tout à fait possible et on a pas mal de compagnons qui sont des piliers du mouvement et là depuis très longtemps.
RFI : Au cœur de l’activité de ces communautés c’est toujours la récupération de textiles et d’objets en tous genres ?
C.D. : Si les communautés ne font pas appel à des subventions, en revanche elles font appel aux dons, de tous ces objets dont les particuliers n’ont plus besoin et sont néanmoins récupérables, réparables pour être remis en vente. Toutes les communautés ont une salle de vente grâce à laquelle elles peuvent vivre. Effectivement, le textile occupe une place importante, entre 20 et 30% des recettes, les meubles aussi, et puis des objets : vaisselle, vélos, - notamment les vélos des postiers que la Poste nous donne. On a ainsi quelques partenariats avec des institutions qui donnent par exemple des ordinateurs un peu dépassés. Des objets qui font des heureux parce qu’on ne revend pas cher, mais qui font vivre les communautés.
RFI : D’où l’intérêt du Salon ouvert chaque année au public depuis dix ans.
C.D. : Le Salon s’est imposé au Mouvement et s’est progressivement développé - 150 groupes Emmaüs l’an dernier, 180 cette année – pour devenir le rendez-vous incontournable du Mouvement Emmaüs. Et en même temps, c’est une grande fête, extrêmement chaleureuse. Les communautés mettent de côté les plus beaux objets pour le salon, elles se retrouvent entre elles, mais retrouvent aussi un public qui donne et achète. On y invite aussi des associations qui nous sont très proches, comme par exemple l’OIP (l’Observatoire international des prisons), qui tous les ans construit une cellule identique à celle des prisons. Et puis il y a les groupes Emmaüs, la fondation Abbé Pierre, l’association Emmaüs, pour dialoguer avec les visiteurs.
RFI : Mais le Salon est davantage lié à l’activité internationale du Mouvement ?
C.D. : Il y a 300 groupes dans le monde, souvent très pauvres et avec de grandes difficultés, et il y a beaucoup de solidarité interne, au sein du Mouvement Emmaüs. Les groupes français, plus riches, aident ceux d’Afrique, d’Amérique du sud ou d’Asie, et le Salon, effectivement, constitue une action de solidarité internationale. Les compagnons de toute la France viennent vendre des objets collectés en sachant que la recette n’ira pas à leur communauté, mais à des actions internationales. A la fin du Salon, un chèque est établi à l’ordre d’Emmaüs international qui va ensuite financer un certain nombre d’opérations dans le monde.
RFI : Des groupes étrangers sont aussi présents sur le Salon ?
C.D. : Des groupes européens, notamment les Anglais qui viennent souvent en force, mais aussi d’Italie, de Pologne, d’Ukraine… Des groupes qui font l’effort de venir de loin tout en sachant qu’ils ne retireront pas d’argent du Salon. On le dit parce que c’est une grande fierté du Mouvement que d’avoir des actions de cette nature. Tous les groupes ont entre 5 et 10% de leurs recettes affectés à des actions de solidarité. C'est-à-dire, si on veut résumer, que les pauvres aident les pauvres. C’est la fierté, mais aussi l’âme du mouvement, car si jamais la solidarité disparaissait d’Emmaüs, le Mouvement disparaîtrait, parce que c’est son moteur.
RFI : Le textile est au cœur de ce 10ème Salon Emmaüs, avec un défilé de mode…
C.D. : Cette année on a eu l’idée de demander à quelques créateurs d’aller regarder dans nos stocks de textiles d’occasion et voir s’ils y trouvaient leur bonheur pour créer des modèles. Six stylistes au total (voir encadré) ont travaillé afin de présenter leurs créations au Salon, lors d’un défilé. Des créations mises en vente, conformément à nos habitudes, à des prix défiant toute concurrence… Avec un prix plafond fixé à 150 euros. Et du coup, comme tout le monde est acheteur potentiel, la solution est le tirage au sort.
Défilé 2009 |
Ce sont six décennies de mode du défilé sur le podium du Salon Emmaüs avec les modèles réalisés par trois créateurs de renom et trois jeunes stylistes, lauréates de la Fondation Elle : 1950, Christian Lacroix ; 1960, On aura tout vu ; 1970, Sylvie Gaula (lauréate de la fondation Elle 2005) ; 1980, Carmen Buisson (lauréate 2007) ; Marie-Laure Solinas (lauréate 2008) ; 2000, Stella Cadente. Chaque styliste présente cinq silhouettes pour sa décennie, à l’exception de Christian Lacroix qui a créé une silhouette supplémentaire pour la décennie à venir… Ce n’est pas la première fois qu’Emmaüs confie son stock textile à des créateurs. En 2007, la styliste Sakina M’sa avait exposé au Petit Palais à Paris les modèles réalisés avec une équipe de femmes à partir de vêtements Emmaüs. Par ailleurs, des défilés sont assez souvent organisés au sein des communautés Emmaüs, lors de fêtes. |
RFI : Ce recyclage des vêtements dans le défilé de mode, c’est peut-être aussi l’occasion de montrer qu’on peut consommer autrement ?
C.D. On a découvert que finalement, Emmaüs faisait dans le développement durable… On récupère, on ne jette pas ou le moins possible, on est donc dans une logique de défense de l’environnement. On y est et on y réfléchit. Par exemple, grâce à un partenariat avec Gaz de France, on a de plus en plus de chaudières très écologiques dans les communautés. On ne peut pas ne pas avoir notre propre projection sur notre société et son devenir.
RFI : Ce Salon 2009 aura marqué le coup d’envoi du 60ème anniversaire du Mouvement Emmaüs. L’occasion d’un état des lieux, sinon d’un bilan ?
C.D. : C’est un mouvement toujours en devenir, tous les ans on accueille de nouveaux groupes qui se sont créés ou qui demandent à être rattachés, qui attire des jeunes. Fêter ce soixantième anniversaire c’est montrer qu’on peut s’inscrire dans la durée et dans notre temps, être conquérant sur un certain nombre d’espaces et d’activités, et répondre aux besoins des plus pauvres, des exclus.
RFI : Des pauvres et des exclus dont le nombre s’accroît en cette période de crise…
C.D. : … et d’ailleurs les communautés connaissent aussi la crise. D’abord avec une baisse des recettes, due à une baisse, non pas de fréquentation mais du prix d’achat des objets. Les gens qui viennent dans les salles de vente Emmaüs sont largement aussi nombreux qu’auparavant, mais ont moins de moyens. Par ailleurs, on s’aperçoit qu’il y a une population nouvelle, de revenus modestes, qui vient s’équiper auprès des communautés Emmaüs en réfrigérateurs, gazinières, fers à repasser, etc., des appareils ménagers qu'on achète généralement neufs.
RFI : J’aimerais revenir sur le terme de compagnon. Il évoque la fraternité, la camaraderie, mais aussi le savoir-faire dans un métier. Au travers de la réparation des objets, les compagnons Emmaüs se forment aussi à certains métiers ? C.D. : Non seulement ils se forment mais se transmettent des savoirs. Quand on visite les communautés, il est intéressant de constater que, si elles ont un fond commun, elles sont très différentes les unes des autres, parce que dans telle communauté il y a quelqu’un qui a un savoir-faire formidable en matière de tri des métaux, par exemple, qu’il va enseigner à d’autres. Dans une autre il y aura un menuisier expert dans la réparation des meubles, leur transformation – il y a des menuiseries extraordinaires dans les communautés. Dans d’autres, il y a des gens un peu artistes…
Par exemple, dans une communauté installée dans une ancienne usine, un compagnon a trouvé les fenêtres très belles et les a transformées en vitraux. C’est très beau, on les voit de loin… Dans une autre, un compagnon peintre en bâtiment, trouvant l’endroit triste a décidé de repeindre la façade en blanc et bleu. Le résultat est magnifique. Ça lui a pris quatre ou cinq mois. Après quoi, se sentant bien, il est parti. C’est un parcours de compagnon parmi d’autres. Ce sont des histoires formidables…
Ndlr : Des histoires qu’on peut lire dans un ouvrage récent, Compagnons de l’Abbé Pierre, écrit par Loïc Le Goff, un ancien responsable de la communauté de Toulouse, qui est allé à la rencontre de compagnons dans les communautés. Un ouvrage publié aux éditions Bayard.
Qu’on peut lire aussi dans la série Les Perles de vie, des petits ouvrages réalisés et édités par la communauté des Peupins dans le département des Deux-Sèvres.
A signaler aussi Emmaüs et l’Abbé Pierre, d’Axel Brodiez-Dolino, édité par Sciences-Po/Les Presses. Un ouvrage de fond sur l’histoire du mouvement.
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