par Caroline Lafargue
Article publié le 19/07/2007 Dernière mise à jour le 19/07/2007 à 16:44 TU
Dans un bar à Aksoum, au nord de l'Ethiopie : une famille atteinte par le sida pose pour une campagne dont le message est : «on peut vivre avec le virus».
(Photo : Caroline Lafargue/ RFI)
« Quand je suis arrivé, je ne tenais même pas debout, j’avais besoin d’une canne pour me déplacer et je pesais 58 kilos », témoigne Kassa, 37 ans, séropositif depuis sept ans. Tous les matins aux aurores, cet ancien ouvrier en construction se rend à la source pour recevoir une douche d’eau bénite, puis boire cinq litres de ce nectar salvateur. « Avec l’eau bénite, je ne souffre plus, je vomis, j’ai la diarrhée, c’est la preuve que mon corps rejette le sida, je suis quasiment guéri, c’est un miracle !», poursuit-il, le regard brillant. Kassa fait partie des 2000 malades du sida venus s’installer à côté de l’église Sainte-Marie, sur la colline d’Entoto, au-dessus d’Addis-Abeba. Construite à la verticale d’une source d’eau bénite, l’église constitue le plus important des quelque 80 lieux saints orthodoxes à travers l’Éthiopie.
En Éthiopie, dont 40% des 77 millions d’habitants sont orthodoxes, l’utilisation de l’eau bénite est un phénomène massif. Aujourd’hui, 2,2 millions d’Éthiopiens vivent avec le sida. Les consommateurs d’eau bénite pourraient bien se compter en dizaines de milliers, même si aucune statistique n’a été établie. Ces croyances dans les vertus miraculeuses de l’eau bénite ne laissent pas d’alarmer les médecins et autres professionnels de la lutte contre le sida, qui, tout en respectant la foi orthodoxe, rappellent que l’eau bénite ne doit en aucun cas supplanter les antirétroviraux (ARV). En d’autres termes, il faut éviter que l’eau bénite tue prématurément les malades du sida. Il n’y a aucune preuve à cela, mais certaines ONG évoquent cette possibilité à mots couverts. « Il y a un peu de dérapage avec l’eau bénite », concède Roger Salla Ntounga, coordinateur régional de l’Onusida à Addis-Abeba, se gardant bien d’en dire plus.
De fait, la puissance de l’eau bénite comme « médicament divin » découle directement de l’interprétation religieuse du sida comme une punition divine. En effet, selon le Patriarche de l’Église orthodoxe éthiopienne, l’Abouna Paulos, « ce sont les gens qui cherchent des ennuis, ils sont infidèles, donc ils déclenchent la colère de Dieu ». D’où la transmission du sida. Logiquement, pour se purifier d’une faute spirituelle, l’infidélité, les malades ne peuvent alors avoir recours qu’à un traitement spirituel lui aussi. Le rituel de l’eau bénite s’accompagne donc de prières et de méditations. À l’opposé, les antirétroviraux (ARV), médicaments chimiques, ne peuvent offrir cette rédemption. À tel point que « certains prêtres, des cas isolés, interdisaient à leurs fidèles de prendre des anti-rétroviraux, parce que cela reviendrait à juger l’eau bénite insuffisante, et donc à être un mauvais croyant », reconnaît Solomon Hailu, le responsable du département sida au sein de l’Église orthodoxe éthiopienne.
Prêtres et malades du sida écoutent le patriarche Paulos prôner l'utilisation conjointe de l'eau bénite et des ARV.
(Photo : Caroline Lafargue/ RFI)
« Les gens se cachent pour prendre leurs anti- rétroviraux »
À cette explication religieuse, s’ajoute la question plus prosaïque des moyens mis en œuvre par le gouvernement éthiopien « Il y a eu un vide institutionnel et politique dans la lutte contre le sida dans les années 90, du coup, les gens n’avaient rien d’autre que l’eau bénite », analyse de Yodit Hermann, doctorante en anthropologie à l’université de Provence. Depuis, la situation s’est améliorée, les ARV ayant été, selon Solomon Hailu, rendus gratuits en 2005.
L’Église orthodoxe a donc profité officiellement de cette accessibilité des antirétroviraux pour lancer de son côté une campagne de communication auprès des malades, les incitant à prendre à la fois de l’eau bénite et des antirétroviraux. Objectif : couper court aux rumeurs, non prouvées, de décès prématurés de malades du sida qui auraient exclusivement utilisé de l’eau bénite. Ce rééquilibrage du message de l’Église n’est cependant pas étranger à la pression des États-Unis, principaux bailleurs de fonds pour la lutte contre le sida en Éthiopie, qui ont officieusement conditionné leur aide au soutien des anti- rétroviraux. Pour justifier cette promotion des médicaments, l’Abouna Paulos s’est livré à une acrobatie spirituelle efficace : « Les antirétroviraux ne sont pas le fruit des cerveaux des médecins français ou anglais, c’est la main de Dieu qui a guidé ces médecins », précise-t-il. L’interprétation a le mérite de conférer ainsi aux antirétroviraux une dimension divine et donc de les placer au même niveau que l’eau bénite.
Pour autant, la compatibilité pratique des deux types de « traitement » reste douteuse. Les malades ne se bornent pas à prendre de l’eau bénite tous les matins, ils jeûnent également, ce qui rend la prise d’ARV difficilement supportable. Et dans les faits, la recommandation officielle de l’Abouna Paulos bute sur la peur de la stigmatisation : « À l’église Sainte-Marie d’Entoto, beaucoup de malades avouent qu’ils se cachent pour prendre leurs antirétroviraux, ils ont encore peur d’être montrés du doigt par leurs pairs comme de mauvais croyants », regrette Yodit Hermann.