Rechercher

/ languages

Choisir langue
 

Sciences

Bonaparte, stratège politique du savoir

par Dominique Raizon

Article publié le 20/08/2008 Dernière mise à jour le 10/10/2008 à 09:46 TU

Quand le jeune général Bonaparte entreprend sa campagne d’Egypte (1798-1801), ce fils du 18ème siècle -dit des Lumières- et de la Révolution française de 1789, embarque avec lui une équipe de quelque 160 hommes de science, chargés d’étudier ce pays, alors province de l'Empire ottoman. Ce faisant, Bonaparte entend satisfaire une curiosité intellectuelle en étudiant l’Egypte pour mieux comprendre un Orient qui fait rêver ; il ambitionne également de doter la France d’une colonie forte et rayonnante, tout en apportant un message de progrès. Il n’atteindra pas ses objectifs. Cependant, en trois ans, les fondements d’une politique d'échange entre les deux pays seront posés.
Mosquée Méhémet-Ali au Caire, située dans la Citadelle où était installée la garnison de Bonaparte.(Photo : Dominique Raizon/ RFI)

Mosquée Méhémet-Ali au Caire, située dans la Citadelle où était installée la garnison de Bonaparte.
(Photo : Dominique Raizon/ RFI)

« Quand le général Bonaparte entreprend son expédition, les objectifs ne sont pas clairement définis par le Directoire mais, dans tous les esprits, il y a des projets civilisationnels tels que relier la mer Rouge à la Méditerranée en perçant l’isthme de Suez, équiper de ponts et de routes les bords du Nil et améliorer les systèmes d’irrigation du pays et les voies de transport », souligne Roland Gilles.

Roland Gilles

Membre du comité scientifique de l'exposition "Bonaparte et l'Egypte, feu et Lumières" (IMA)

« Pour la philosophie des Lumières, L'Egypte est le point de départ du progrès humain. »

15/09/2008 par Dominique Raizon

 

Le Général Bonaparte au Caire par Jean-Léon Gérôme, 1867-1868, Hearst Memorial Castle, San Simeon.(Photo : Victoria Garagliano /© Hearst Castle ®/ CA StateParks

Le Général Bonaparte au Caire par Jean-Léon Gérôme, 1867-1868, Hearst Memorial Castle, San Simeon.
(Photo : Victoria Garagliano /© Hearst Castle ®/ CA StateParks


(Ci-dessous : la Mosquée el-Azhar, où eut lieu la première grande révolte ; quelque 2000 Egyptiens issus des quartiers populaires y furent massacrés par les troupes françaises.)

(Photo : Dominique Raizon/ RFI)

(Photo : Dominique Raizon/ RFI)

(Photo : Dominique Raizon/ RFI)

(Photo : Dominique Raizon/ RFI)


Il s'agit, d'une part, de couper la route des Indes aux Anglais pour les priver de leurs richesses orientales et, d’autre part, d’étudier de près les ressources et le mode de fonctionnement de l’Egypte afin de mieux en tirer partie. A ce titre, les « savants » auront à charge d’effectuer une enquête approfondie portant non seulement sur les richesses du patrimoine et les vestiges du passé, mais aussi sur les modes de vie des populations autochtones, les ressources naturelles du pays : minérale, végétale et animale, et le potentiel économique.

Jean-Marc Drouin

Professeur de Philosophie et d'Histoire des sciences au MNHN

« Avec l’Orient, on touche aux racines de la civilisation européenne et les scientifiques ont le sentiment de ramener les sciences dans leur pays natal. »

17/09/2008 par Dominique Raizon


Doté d’une réelle curiosité scientifique et convaincu que le progrès passe par la connaissance, Bonaparte compte propager en Orient les idées de progrès alors en vigueur dans la France républicaine de l'époque. Son objectif est double : exporter le savoir-faire des ingénieurs et des techniciens français et stimuler les échanges avec les Egyptiens en améliorant leur économie.

Jean-Marc Drouin

« Napoléon compte sur les scientifiques pour rationaliser sa présence sur le territoire égyptien. »

17/09/2008 par Dominique Raizon


Gaspard Monge ( lithographie de François-Seraphin Delpech, d'après un dessin original Henri-Joseph Hesse)(Domaine public)

Gaspard Monge ( lithographie de François-Seraphin Delpech, d'après un dessin original Henri-Joseph Hesse)
(Domaine public)

Débarqué à Alexandrie le 30 juin 1798, Bonaparte se met en route pour le Caire, le 7 juillet 1798, accompagné des membres de la Commission des sciences et des arts de l’armée d’Orient, une armée créée par le gouvernement de la République cinq mois plus tôt, en mars.

Le polytechnicien Gaspard Monge, qui avait participé à la campagne d’Italie (1796-1797) aux côtés de Bonaparte, a été chargé du recrutement de cette Commission constituée de polytechniciens et d’ingénieurs des Ponts et Chaussées ainsi que de physiciens et de chimistes, d'architectes et de médecins. Il est secondé dans cette tâche par le général Caffarelli.

Globalement, les conditions de vie sur place s'avèrent difficiles pour les Français, qui résisteront mal aux conditions de vie locales et qui seront fort mal équipés pour affronter les fortes chaleurs.

Yves Laissus

Inspecteur général honoraire des bibliothèques

« En chapeau, en redingote et bottes de cuir, les Européens n'ont jamais renoncé à leurs costumes. »

24/09/2008 par Dominique Raizon


Arrivés en Egypte, seuls Gaspard Monge et le médecin Claude-Louis Berthollet seront les intimes du général Bonaparte. De son côté, accompagné d'autres civils, le général Dugua marche sur Rosette, à l’extrême pointe du Nil, en passant par Aboukir. L’armée, forte de 20000 hommes, s’enfonce dans le désert de Bahireh. Bonaparte poursuit sa route vers le Caire à travers le désert, tandis qu’un groupe comprenant une vingtaine de savants, sous commandement du général Menou, quitte Alexandrie le 8 juillet et rejoint, par voie de mer, la ville de Rosette.

Yves Laissus

« Les vieux briscards de l'armée d'Italie jalousaient les faveurs que le Général Bonaparte accordait aux jeunes savants. »

24/09/2008 par Dominique Raizon

 

Rachid (francisé en Rosette), ville portuaire du delta du NilCarte sous <em>GNU Free Documentation License</em>

Rachid (francisé en Rosette), ville portuaire du delta du Nil
Carte sous GNU Free Documentation License

Plusieurs écrits témoignent d'un accueil favorable réservé aux savants parvenus à Rosette, la population se montrant plutôt bienveillante et la ville douce, ombragée de palmiers et de sycomores.

Sur place, Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, entre autre, qui occupait, en France, la chaire de zoologie au muséum d’Histoire naturelle de Paris, capture des animaux pour les étudier. 

Dominique Vivant Denon, considéré aujourd’hui comme un grand précurseur de la muséologie, exécute quant à lui d'innombrables dessins tout en suivant les armées du général Menou dans le Delta, puis de Desaix en Haute-Egypte. « Toutefois, les relations sont plus délicates qu'il n'y paraît avec la population et méritent d'être nuancées », souligne Yves Laissus.

Yves Laissus

« Un petit groupe de Bédouins ramène vers Bonaparte, à Alexandrie, quelques savants égarés pour éviter qu'ils se fassent massacrer. »

24/09/2008 par Dominique Raizon


En dépit de la relative douceur de vivre dont bénéficient, semble-t-il, les savants installés à Rosette, leur joie est grande à la réception de la lettre de l’ingénieur Michel-Ange Lancret les invitant, en août de la même année, à rejoindre le Caire, après le désastre d’Aboukir (11 août 1798)*.

Création d'une académie savante, l'Institut d'Egypte

(Photo : Victor Battaggion)

(Photo : Victor Battaggion)

Dès septembre 1798, les scientifiques sont installés dans le palais du faubourg de Nasrieh, au Caire, un quartier très vite désigné comme étant celui de l’Institut, dès lors que Bonaparte fonde, le 22 août 1798, l’Institut d’Egypte, une académie savante formée de quarante sommités, fonctionnant sur le modèle de l’Institut de France. C’est désormais de ce foyer d'études que partent les missions et où se tiennent les séances des membres de l'Institut. 

Monge et Berthollet résident dans une maison de notable mamelouk abandonnée par ses occupants après la victoire de Bonaparte au Caire. D’autres savants résident dans des demeures similaires.

Centre hospitalier, manuel de médecine et imprimeries bilingues

Le médecin Desgenettes, médecin en chef réputé pour sa compétence et son dévouement, accompagne l'armée de Bonaparte et n'hésite pas à s'opposer au général pour défendre ses convictions de praticien. A Jaffa, par exemple, il s'inocule la peste pour démontrer qu'on peut en réchapper.

Marc Aurèle, imprimeur privé, accompagne l'armée avec son matériel. Jean-Jérôme Marcel, imprimeur "officiel", s'installe quant à lui sur la place de l'Esbekieh au Caire. Tous deux seront chargés de publier les proclamations de Bonaparte ainsi que les deux gazettes : le Courrier d'Egypte -qui donne des nouvelles soigneusement filtrées de la campagne militaire- et la Décade égyptienne, une gazette savante réservée aux membres de l'Institut. 

Gaspard Monge ayant fait rafler, lors de la campagne d’Italie, les presses pontificales qui comportaient des caractères arabes, les imprimeurs ont les moyens de publier des textes bilingues.

Yves Laissus

« Il faudra attendre une vingtaine d'années après le départ des Français pour que l'imprimerie s'installe de manière pérenne. »

24/09/2008 par Dominique Raizon

Conté fit fabriquer des sabres pour l’armée, des ustensiles pour les hôpitaux, des instruments de mathématiques pour les ingénieurs, des lunettes pour les astronomes, des crayons pour les dessinateurs, des loupes pour les naturalistes, des moulins à blé et du pain, des tambours et des trompettes.
(Domaine public)

Conté fit fabriquer des sabres pour l’armée, des ustensiles pour les hôpitaux, des instruments de mathématiques pour les ingénieurs, des lunettes pour les astronomes, des crayons pour les dessinateurs, des loupes pour les naturalistes, des moulins à blé et du pain, des tambours et des trompettes.
(Domaine public)

Les instruments manqueront parfois de manière cuisante mais cette pénurie sera largement compensée par l’ingéniosité de Nicolas-Jacques Conté, inventeur du crayon papier à la mine de plomb, et celle de Monge qui créera, sur place, des fabriques et des ateliers divers.

Les conditions de travail seront en outre souvent pénibles. Des ophtalmies sévères, par exemple, altéreront la vue de nombre d’entre eux.

Mais, en dépit des difficultés rencontrées, les savants auront amassé en trois ans une somme considérable d’informations et rapporteront dans leurs bagages une moisson de notes, de dessins, de plans ainsi que de précieux relevés topographiques.

Ils reviendront notamment avec la carte d’Egypte au 1/100 000e en 47 feuilles, de magnifiques planches et spécimens d’histoire naturelle ainsi que des dossiers sur les ressources du pays, les activités et le commerce.

Bonaparte, accompagné de l'ingénieur Le Père, réalisera une mission de reconnaissance du côté "des sources de Moïse" mais l'isthme de Suez ne sera pas percé au cours de ces trois ans d'occupation du sol égyptien.

La pierre de Rosette

(Photo : Dominique Raizon/ RFI)

(Photo : Dominique Raizon/ RFI)

Une pièce majeure fera progresser les travaux de recherche en égyptologie : l’empreinte de la pierre de Rosette. Cette pierre est découverte sur place par un officier du génie, Bouchard. Aussitôt, les savants, précautionneux, en exécutent une empreinte. Bienheureuse initiative car les Anglais confisqueront le document original (la pierre est aujourd'hui conservée au British Museum, à Londres). 

Jean-François Champollion, une vingtaine d’années plus tard, décryptera le sens des inscriptions en deux langues et trois écritures (hiéroglyphique, démotique et grecque), qui figurent sur cette pierre. Il lèvera ainsi le voile sur le mystère des hiéroglyphes.

(A gauche, pendule offerte par Louis-Philippe aux Egyptiens, en échange de l'obélisque dressée à Paris, place de la Concorde.)

Une pendule qui n'a jamais fonctionné ! 

Yves Laissus

« Ce sera la confrontation brutale entre deux modes de vie et de pensée. Le bilan doit être très nuancé. »

24/09/2008 par Dominique Raizon

Roland Gilles

« Le meilleur arrivera plus tard, avec le temps, notamment avec la publication de la Description de l'Egypte, mais l'occupation fut une période difficile pour les Egyptiens. »

18/09/2008 par Dominique Raizon

* Désastre d'Aboukir :  la bataille est marquée par une victoire écrasante des Anglais, une dizaine de jours après le débarquement, tandis que la flotte française s’embosse dans la rade, à quelques lieues d’Alexandrie.