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Prix littéraires

Ahmadou Kourouma et les petits soldats

Sujet d'une brûlante actualité pour le quatrième roman d'Ahmadou Kourouma, Allah n'est pas obligé (Editions du Seuil comme les précédents). Un roman consacré aux enfants-soldats.
« M'appelle Birahima. Suis p'tit nègre. Pas parce que suis black et gosse. Non ! Mais suis p'tit nègre parce que je parle mal le français. C'é comme ça. Même si on est grand, même vieux, même arabe, chinois, blanc, russe, même américain ; si on parle mal le français, on dit on parle p'tit nègre, on est p'tit nègre quand même. Ca c'est la loi du français de tous les jours qui veut ça ». Ainsi parle le gamin narrateur de ce livre dédicace « aux enfants de Djibouti : c'est à votre demande que ce livre a été écrit ».

Orphelin en déroute, « small-soldier, pas plus haut que le stick d'un officier », Birahima, petit malinké de Côte d'Ivoire, flanqué de Yacouba, un « vrai grand quelqu'un », féticheur et « multiplicateur de billets » part en quête de sa tante et d'un destin tragique et se retrouve enrôlé dans les conflits du Liberia et de Sierra Leone, des pays « fantastiques » où sévit la « guerre tribale »... Rapidement initié (« le colonel m'apprit lui-même le maniement de l'arme. C'était facile, il suffisait d'appuyer sur la détente et ça faisait tralala... Et ça tuait; ça tuait, les vivants tombaient comme des mouches »), Birahima voit mourir ses jeunes compagnons d'arme et apprend bien vite que « les animaux traitent mieux les blessés que les hommes » et que, dans un tel monde, la vie « ne vaut pas le pet d'une vieille grand-mère »... Emporté par la tourmente, Birahima vit et subit toutes les horreurs de la guerre. Rien ne lui sera épargné et, de ses 10 ou 12 ans (sa mère et sa grand-mère ne sont pas d'accord !), il ne cesse de côtoyer la mort quand il ne la provoque pas lui-même, jouant à tuer, avec une kalachnikov en guise de game-boy, comme d'autres, au même âge, jouent au football ou aux billes.

Un « blabla » à lire par tous

Au terme de sa descente aux enfers et nanti d'un superbe butin constitué de quatre dictionnaires (le dictionnaire Larousse et le petit Robert, l'Inventaire des particularités lexicales du français d'Afrique noire et le dictionnaire Harrap's) Birahima entreprend de conter son aventure « avec les mots savants français de français, toubab, colon, colonialiste et raciste, les gros mots d'africain noir, nègre, sauvage, et les mots de nègre de salopard de pidgin ». Ainsi, tout au long de son récit, chacun des mots relevant de la compétence de ces quatre répertoires va être expliqué et livré au lecteur en français standard. Une attention que le narrateur adresse à ses futurs lecteurs puisque, selon ses propres termes, « son blablabla est à lire par toute sorte de gens : des toubabs (toubab signifie blanc) colons, des noirs indigènes sauvages d'Afrique et des francophones de tout gabarit (gabarit veut dire genre) ». Dans ce récit, teinté d'un humour caustique, l'innocence du regard et la naïveté de certains des propos rendent encore plus insoutenable la situation de ce gamin de la guerre qui n'est plus seulement victime mais aussi acteur, voire premier rôle dans la distribution de l'horreur. Birahima rejoint ainsi sur les routes incertaines de l'enfance en détresse, le gamin de Bogota, le pixote de Rio et tous les kids de Harlem ou du Bronx et, plus encore, le destin de Mené conté par le Nigérian Ken Saro-Wiwa dans Sozaboy, pétit minitaire, ce pauvre héros apprenti camionneur, emporté par amour et contre son gré dans la guerre du Biafra .

Ainsi, après l'évocation critique des indépendances dans Les Soleils des indépendances, ce maître-livre devenu une référence dans l'histoire littéraire africaine ; après le passé colonial avec Monné, outrages et défis ; après la virulente dénonciation des dictatures de l'Afrique contemporaine dans En attendant le vote des bêtes sauvages, récent Prix du livre Inter et immense succès de librairie, Ahmadou Kourouma plonge, avec ce nouveau roman, au coeur de l'Afrique meurtrie dans la chair de ses enfants. Au-delà de la destinée individuelle de son jeune « héros », l'écrivain ivoirien entreprend aussi, dans la droite ligne de son précédent roman, une violente dénonciation des régimes en place, des complicités et des compromissions dont ils bénéficient. Ici le romancier chasse à découvert, sans recourir à des noms d'emprunt et autres métaphores patronymiques. Il signe ainsi un superbe roman, cocasse et douloureux, dont le titre est, en fait, la première partie d'une phrase plus longue : « Allah n'est pas obligé d'être juste dans toutes ses choses ici-bas »...



par Bernard  MAGNIER

Article publié le 17/08/2000