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Nigeria

Pierre Cherruau:<br> <i>«Le Nigeria paye les années Abacha»</i>

Responsable de l'Afrique au magazine Courrier international et romancier, Pierre Cherruau a vécu et effectué de nombreux voyages au Nigeria. Selon lui, le Nigeria d'Obasanjo paye lourdement les dernières années de dictature militaire, mais ne se dirige pas forcément vers un éclatement à court terme.
RFI : Comment analysez-vous les affrontements ethniques de ces derniers mois ?
Pierre Cherruau :
Il y a eu un changement dans l'état d'esprit des gens lié aux années Abacha. Quand il est arrivé en 1993, il y a eu une radicalisation des discours et des actes. A la violence de l'Etat a répondu une violence des citoyens. Avant ces années, les démocrates pensaient qu'il y avait toujours moyen de dire qu'on n'était pas d'accord. Avec les années Abacha, la violence est devenue la règle. L'élément qui revient souvent dans le discours, c'est le drame de Ken Saro Wiwa [leader Ogoni exécuté en 1995]. Pour beaucoup d'intellectuels qui voulaient exprimer le point de vue d'une ethnie ou d'une minorité ou simplement contester le système en place, il leur est apparu qu'une stratégie non-violente était souvent condamnée à l'échec. Ken Saro Wiwa ne prêchait pas la violence et en plus il a été pendu.

RFI : Certains leaders originaires du sud, qui s'étaient battus pour la démocratie sous Abacha, ont rejoint des mouvements contestés comme l'Odua People Congress (OPC) une organisation controversée censée représenter les intérêts la communauté Yorouba, récemment montrée du doigt dans les violences qui ont secoué Lagos. Comment expliquer une telle radicalisation ?
Pierre Cherruau :
On se rend compte de l'évolution du Nigeria en suivant la trajectoire d'un certain nombre d'individus et d'intellectuels. Le plus révélateur, c'est Beko Ransome Kuti, le frère de Fela, qui était un militant des droits de l'homme dirigeant Campaign For Democracy, un organisation très active pendant les années Abacha. Il est devenu trésorier de l'OPC, qui revendique les intérêts de la communauté Yorouba en utilisant la manière forte. Il peut s'agir de manifestations contre des commerçants Haoussa ou parce qu'un marché de Lagos est dirigé par l'un d'entre eux. Il y a vraiment une volonté de « nettoyage ethnique ».

RFI : Quelle représentativité à cette organisation dans la communauté Yorouba ?
Pierre Cherruau :
L'OPC est extrêmement populaire dans une ville comme Lagos. Dans pratiquement tous les quartiers la sécurité est assurée par ses milices d'autodéfense et tout le monde cotise. La population de Lagos était excédée par la police extrêmement corrompue qui relâchait un certain nombre de gens dès qu'ils avaient de l'argent. Beaucoup ont l'impression que l'OPC est une organisation beaucoup moins corruptible. Mais cela débouche sur des phénomènes assez dangereux. Quand l'OPC considère qu'elle a repéré un bandit, elle débarque dans le quartier de cette personne puis elle le lynche et elle le brûle vif. Ce n'est pas toujours très bien acceptéàCe qui s'est passé le mois dernier, c'est que les gens de l'OPC on voulu brûler vif un Haoussa. Les gens de son quartier, évidemment, s'y sont opposés.

RFI : Ce repli identitaire peut-il être mis en parallèle avec l'instauration de la Charia dans plusieurs Etats du Nord du pays ?
Pierre Cherruau :
Le point commun a tout cela c'est que l'Etat n'a plus le monopole de la violence légitime. Les gens de l'OPC considèrent qu'ils peuvent faire la police, qu'ils peuvent exécuter des gens, que leur violence est aussi légitime que celle de l'Etat. Les gens du Nord considèrent que c'est à eux de couper les mains de voleurs et que ce n'est pas à l'Etat de fixer la sanction. Or ce n'est pas seulement le pays Yorouba ou le Nord qui sont concernés. On en parle moins, mais dans l'Est du pays, il y a ce qu'on appelle les Bakassi boys, qui sont une milice dont l'attitude est assez terrifiante. Ils coupent la tête d'un certain nombre de voleurs. Quand on dit au gouverneur de l'Etat que les milices tuent des innocents, il répond qu'il arrive aussi à la police de tuer des innocents. Le fait qu'il y ait de bavures ne gêne pas grand monde et c'est assez inquiétant.

RFI : Beaucoup de leaders du sud demandent la tenue d'une conférence souveraine pour revoir les liens entre l'Etat central et les Etats fédérés. Quel est le sens de cette demande ?
Pierre Cherruau :
Beaucoup de gens réclament une «fédération souple» («loose federation»). Il y a des arrière-pensées. Depuis la guerre du Biafra, il est tabou d'être ouvertement favorable à une sécession. En fait ce sont ceux qui sont favorables à l'indépendance du pays Yorouba ou du pays Ibo qui parlent le plus de cette «fédération souple». Pour eux, c'est une première étape. Et si ce sont essentiellement les gens du sud qui y sont favorables c'est que ce sont eux qui concentrent la plupart des richesses du pays. Le pétrole, c'est dans la région du Delta et dans le sud-est en général. Quant aux infrastructures portuaires, elles se trouvent surtout à Lagos. Si on enlève ces deux régions, le Nord se retrouve totalement enclavé. Si autant de gens parlent de cette «fédération souple», c'est parce qu'ils veulent davantage d'autonomie régionale, mais aussi parce qu'ils ne croient plus aux gouvernement fédéral. Il faut bien voir que durant les années Abacha, le gouvernement a été totalement décrédibilisé. A la fois du fait du pillage plus grand que jamais, mais aussi du fait que le Nigeria est un pays où aucune infrastructure ne marche.

RFI : Est-ce que le président Obasanjo, qui est tout de même le premier chef de l'Etat démocratiquement élu depuis des lustres, a les moyens de reprendre en main la situation ?
Pierre Cherruau :
Ce qui est intéressant, c'est que Obasanjo n'a pas été élu par sa région d'origine. Les Yoroubas ont assez peu voté pour lui puisqu'ils considéraient qu'il avait fait très peu de choses pour eux dans le passé. L'autre élément est que depuis l'arrivée d'Obasanjo au pouvoir, en février 1999, ils ont l'impression que leur situation ne s'est pas améliorée.

RFI : Obasanjo a été très silencieux sur l'instauration de la charia dans plusieurs Etats du Nord. Comment expliquer son inertie ?
Pierre Cherruau :
Le problème c'est qu'il est relativement isolé. Le pays Yorouba ne le soutient pas vraiment. Idem pour le pays Haoussa, parce qu'il lui reproche de ne pas avoir fait grand chose pour le nord et de s'être entouré de sudistes. De toute façon, le pays Haoussa se sent orphelin de l'époque où le pays était dirigé par un des leurs donc par un musulman. Il faut bien comprendre par ailleurs que tout le monde dans cette partie du pays se dit favorable à la charia. Les gens vous disent que dès lors qu'ils sont musulmans ils ne peuvent pas se dire hostiles à la loi islamique. Obasanjo est dans une situation délicate. S'il se déclare hostile à la charia, il se met à dos tout le Nord musulman. De plus, il n'a pas vu qu'elle deviendrait une arme aussi redoutable et qu'après l'initiative de l'Etat de Zamfara d'autres suivraient comme celui de Kano, qui est le plus grand Etat du Nord et qui a une très importante minorité chrétienne.

RFI : Peut-on en arriver à une dislocation de la fédération ?
Pierre Cherruau :
On en parle régulièrement. La presse de Lagos en fait sa une chaque mois. Mais il faut être prudent. Le Nigeria compte plus de deux cent ethnies et un redécoupage du Nigeria serait extrêmement compliqué. On l'a vu pendant la guerre du Biafra. Si les Ibos ont échoué dans leur sécession, c'est aussi parce qu'un certain nombre d'ethnies du sud-est du pays ne voulaient pas se retrouver en tête-à-tête avec les Ibos, parce qu'elles pensaient qu'être sous le joug des Ibos serait pire que d'être sous celui de l'Etat fédéral. On parle toujours des trois grandes ethnies : les Yoroubas, les Haoussas et les Ibos. On oublie quand même qu'il y a un certain nombre d'autres ethnies qui ont souvent une grande influence notamment dans l'armée où les gens du centre du pays sont très influent. Dans la région du delta et dans le sud-est en général, il y a les Ijaws qui sont environ deux ou trois millions dans une région stratégique, celle du pétrole. Ces ethnies là comptent aussi et je ne suis pas sûr qu'elles seraient favorables à l'i



par Propos recueillis par Christophe  CHAMPIN

Article publié le 19/11/2000