Rechercher

/ languages

Choisir langue
 

Trafic d''enfants

L'odyssée des «petits esclaves» béninois

Le navire M/V.Etireno battant pavillon nigérian et transportant 180 mineurs d'origine béninoise, tous recrutés pour servir de main d'£uvre dans des plantations et dans des familles à la recherche d'esclaves à tout faire, erre en haute mer depuis trois semaines. Interdit de mouiller à Libreville et refoulé à Douala, il refait route vers Cotonou, le port d'embarquement qu'il a quitté le 30 mars 2001. Le dimanche 15 avril au matin, les autorités portuaires béninoises n'avaient toujours aucune nouvelle du bateau.
De notre correspondant permanent au Bénin.

C'est le Consul du Bénin à Douala qui a alerté les autorités béninoises sur le calvaire et le chemin de croix des petits enfants. Affrété le 23 mars par Stanislas Abatan, un agent commercial béninois vivant au Nigeria, le M/V.Etireno avait choisi Douala comme deuxième solution après son refoulement par les autorités gabonaises. Il a accosté à Douala pour tenter un débarquement et surtout pour se ravitailler en carburant, en eau et en vivres. Après trois semaines de traversée, toutes les réserves à bord étaient épuisées.

Le Ministère béninois de la Protection sociale et de la condition féminine, la Brigade de protection des moeurs, spécialisée dans la lutte contre le trafic des enfants, ont immédiatement pris l'initiative d'une mission sur Douala pour aller «secourir les mineurs en détresse». L'absence de Mathieu Kérékou du territoire et la non tenue du conseil hebdomadaire des ministres mercredi 11 avril, a fait avorter le projet de voyage pour lequel 21 millions de FCFA étaient nécessaires.

Le bateau, grâce au Consul du Bénin à Douala, a pu se ravitailler avec 9.000 l de gas-oil et s'approvisionner en vivres. Il a appareillé dans ce port camerounais jeudi 12 avril et est reparti pour Cotonou. Selon le Ministère de la Protection sociale et de la Famille, et selon la capitainerie du Port Autonome de Cotonou, le navire transportait 180 gosses dont 38 mineurs Béninois.

Dix heures quotidiennes sous le soleil et le fouet

Vu les caractéristiques du bateau, il est attendu sur les côtes béninoises samedi ou dimanche et déjà, les autorités béninoises, les ONG, organisent l'accueil de ces jeunes aventuriers. A leur arrivée, ils seront recueillis et hébergés dans une structure spécialisée. Interviendra ensuite leur identification et la remise à leur famille d'origine. Une procédure longue et parfois vaine.

L'odyssée du navire M/V.Etireno est le énième épisode dans l'histoire du trafic des mineurs au Bénin. Le phénomène est culturel mais il a été déformé avec la crise économique en 1986. Chaque famille béninoise possède son «petit esclave», généralement des enfants de proches sans moyens. Ils sont placés pour «mieux vivre» et avoir un avenir meilleur que celui que la modeste condition des parents leur réserve.

Le petit esclave de la famille fait tout. Il est corvéable à merci. Il se lève le premier et se couche le dernier, toujours empêtré dans les travaux domestiques. Des négriers modernes et des passeurs professionnels se sont engouffrés dans la brèche et depuis quinze ans, l'esclavage moderne s'est installé au Bénin. Les sergents recruteurs en amont et les négriers modernes propriétaires d'immenses plantations de café, de cacao et de caoutchouc établis en Côte d'Ivoire, au Gabon, à Congo et au Liberia. Voilà le réseau qui opère dans les villages les plus reculés et les plus pauvres du Bénin.

Quinze à vingt-cinq mille francs CFA, du tissu, une lanterne et des liqueurs, cela suffit pour obtenir l'autorisation parentale. L'argument de l'exode vers l'Eldorado gabonais séduit bien, surtout les familles polygames à progéniture nombreuse, et qui mangent à peine à leur faim. Partir, pour les parents, c'est échapper à la misère noire du village. S'expatrier hors des frontières, c'est le rêve et la délivrance. Les départs sont généralement programmés les week-end et pendant les vacances. C'est le moment idéal pour les passeurs. A bords de minibus ou de cars, les enfants sont convoyés par des chemins détournées avant d'arriver au port d'embarquement retenu.

A 5 km de la frontière officielle, la «cargaison» est débarquée et contourne le contrôle policier par la brousse. Le car ou le minibus franchit la frontière vide et les services de l'immigration ne se doutent de rien. Une fois au port d'embarquement, les navires de fortune affrétés pour la circonstance font le reste nuitamment et dans la clandestinité. Pendant la traversée, le froid ajoute au calvaire du «petit bétail humain». Le débarquement à destination est organisé discrètement, loin des regards de la police du pays d'accueil.En cas de succès de la mission, le passeur touche 250 à 300 000 FCFA par enfant auprès de son commanditaire.

Le plus dur commence. Les travaux champêtres, ce sont dix heures quotidiennes courbés sous le soleil et le fouet pour «motiver» les paresseux et redresser les contestataires. Les jeunes filles sont parfois violées. Seuls les téméraires et les plus courageux brisent les chaînes du travail forcé et la fugue s'achève dans la rue. Plusieurs fois les représentations diplomatiques à l'extérieur ont organisé des rapatriements d'enfants béninois victimes du trafic des mineurs.

Cette année seulement, de janvier à avril 2001, la police béninoise a sauvé des griffes des passeurs professionnels 86 mineurs âgés de 6 à 12 ans. L'année dernière, 224 enfants en route pour le mirage gabonais, congolais ou ivoirien ont été aussi interceptés par la police des frontières. Le chiffre record a été enregistré en 1998 où la Brigade des m£urs a accueilli dans ses modestes locaux de Cotonou, 1059 mineurs.
Kocou Degan, Inspecteur divisionnaire chargé de la Brigade de protection des m£urs, a dans son registre plusieurs épisodes, tous plus émouvants les uns que les autres. Par exemple, la tragédie de 1989 où l'aventure a tourné au cauchemar à bord d'une embarcation de fortune; bilan, 49 morts.

Le triste record est détenu par un trafiquant présenté au juge mardi seulement. Il convoyait une dizaine d'enfants de 3 à 4 ans qu'il cherchait à sortir du Bénin. Incarcéré à la prison civile de Cotonou, il affirme que les bambins devaient traiter les fèves de cacao et trier le café en Côte d'Ivoire. Des tâches à leur portée, selon lui.

La Brigade de protection des m£urs, sans moyens et avec seulement six agents pour quadriller un territoire de 112 600 km¬, reste pratiquement impuissante devant ce phénomène persistant. L'arsenal juridique de répression qu'elle a entre ses mains date du 5 juillet 1961. Contre les passeurs, elle prévoit seulement entre 2 et 5 ans d'emprisonnement assorti d'une amende de 25 à 50.000 FCFA. La peine lourde, travaux forcés à perpétuité, est pour ceux qui tirent profit du travail des mineurs. Hélas, ces négriers modernes vivent hors du territoire béninois.

De 1994 à ce jour, 81 trafiquants d'enfants ont été déférés devant le parquet. Jamais la prison ferme n'a été requise contre eux, seulement des condamnations assorties de sursis. Le Carrefour d'éducation et d'orientation, créé par le clergé béninois, Notre-Dame du refuge, une fondation confessionnelle basée dans le Nord du Bénin, l'ONG Terre des hommes et l'Unicef viennent en soutien à la Brigade de protection des m£urs dans ce combat. Mais hélas, le phénomène a du mal à régresser et à disparaître.



par Jean-Luc  Aplogan

Article publié le 14/04/2001