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Médias et guerre

Quand les images sont des armes

L'impact de l'image n'est plus à démontrer : le 11 septembre dernier, le monde a suivi en direct les attentats anti-américains. Quelques semaines plus tard, les images des frappes américano-britanniques en Afghanistan parviennent au compte-goutte dans les rédactions, floues, sombres et verdâtres. L'image et la télévision sont devenues des armes. Une fois de plus, la couverture de ce conflit pose la question de la crédibilité de l'information. Quel crédit accorder à des informations hautement contrôlées ? Nous avons posé la question à Jean-Marie Charon, sociologue au CNRS et spécialiste des médias.
RFI :Quel premier commentaire vous inspire la couverture médiatique des frappes en Afghanistan ?

Jean-Marie Charon :
On retrouve le même problème classique dans tout conflit militaire. D'un côté, il y a un besoin d'images pour les télévisions et pour les médias, un besoin d'informations qui décrivent et permettent de comprendre l'action qui se déroule sur le terrain. Le phénomène est renforcé du fait qu'il y a de la part de l'opinion une demande importante générée par une certaine inquiétude. En face, on a comme à chaque fois un phénomène de secret parce qu'il y a une action en cours sur le terrain et une volonté de protéger aussi ceux qui sont sur le terrain. Donc on ne donne pas beaucoup d'éléments concrets. Enfin, on a une volonté de cadrer et de contrôler l'information.

RFI : Cette volonté de contrôler l'information est-elle plus palpable que dans les précédents conflits comme la guerre du Golfe ?

J-M C :
Qu'avons-nous finalement comme images sous la main ? Soit on a des images d'Al Jezira qui sont contrôlées par les belligérants non occidentaux, soit on a les images de l'armée américaine et de son état-major. Concernant la chaîne arabe Al Jezira, il est probablement très difficile pour elle de ne pas diffuser les cassettes de Ben Laden. C'est probablement la contre-partie pour elle au fait de pouvoir garder des journalistes sur place en Afghanistan.

Les images de la situation actuelle sont peu précises, leur origine est difficile à situer. Je pense par exemple avoir vu hier des images de ce qu'on supposait être des militaires devant un écran radar : où était-ce ? Quand était-ce ? Etait-ce il y a un an ou deux ? On retrouve ce phénomène déjà connu au moment de la guerre du Golfe mais il est renforcé par le fait qu'il y a encore moins de monde pouvant proposer des images alternatives, et moins de sources aussi pour diversifier les images. Nous sommes dans un phénomène de rareté qui va probablement se prolonger. L'une des caractéristiques de ce conflit, c'est qu'il y a aussi une faible connaissance et une faible familiarité des rédactions occidentales à la région. Il y a une difficulté à pouvoir envoyer du monde sur le terrain, à pouvoir entrer en contact avec une série d'acteurs sur place et d'autre part il y a une volonté évidente du gouvernement de Kaboul de maintenir très peu de journalistes. Nous risquons de subir cette pénurie de manière prolongée .

RFI : L'irruption dans le paysage de la chaîne de télévision arabe d'information Al Jezira ne s'inscrit-elle pas comme un contre-pouvoir au monopole de CNN ?

J-M C :
La difficulté est de ne pas se satisfaire de ce contre-équilibre. De toute évidence, il s'agit de deux regards, deux visions extrêmement différentes sur ces mêmes événements. Le problème c'est que l'équilibre ne se trouve pas entre les deux. Le piège dans lequel il ne faudrait pas tomber, serait de se contenter de donner la vision CNN et la vision Al Jezira. Car il n'est pas sûr que la vérité soit entre les deux. Il y a un vrai problème de décodage des images fournies par les uns et les autres. Il faudrait essayer d'obtenir d'autres sources, pas forcément des images, qui peuvent être des témoins. En tous cas il est clair que nous sommes dans un cas de figure qui est extrêmement mauvais pour l'information.

RFI : Le pouvoir des images a atteint son paroxysme avec la retransmission en direct des attentats du 11 septembre aux Etats-Unis.

J-M. C :
La force de l'image a été très puissante. Il y a des choses vues et revues, c'est New York, alors qu'on a très peu vu Washington. On a beaucoup plus vu New York parce qu'il y a eu une volonté des chaînes de télévision et surtout des autorités qui n'ont pas laissé les journalistes travailler de la même manière parce que c'était le Pentagone. On a eu une surexposition du drame new yorkais par rapport à Washington sans doute pour des raisons de sécurité (l'évacuation de la Maison Blanche). Après cette phase de surexposition nous sommes entrés dans celle de la gesticulation politique où l'on a vu une omniprésence des responsables de haut niveau (George W Bush, Tony Blair, Jacques Chirac). En revanche on a très peu de vu de militaires, d'enquêteurs ou des gens des services secrets comme dans les autres conflits. Depuis le début des frappes, il y a toujours cette parole politique qui a le monopole de la délivrance des informations. Comme Alain Richard qui donne quelques éléments sur la participation militaire française. Ce n'est pas un militaire qui le dit à l'occasion d'un debriefing. Le contrôle de l'information est très serré, il est politique et se tient au plus haut niveau Ce n'est pas Colin Powell qui s'exprime devant une foule de journalistes comme pendant la guerre du Golfe .

RFI :Comment donner l'information juste dans ces conditions ?

J-M C :
Le premier conseil serait de multiplier les mises à distance et de permettre au public de décoder les éléments, de montrer que les sources donnent une lecture de l'information très précise, comme, par exemple, sous-titrer certains éléments. Je suis frappé que l'on montre des images en ce moment sans préciser leur provenance. On a arrêté de dire que c'étaient des images d'archives alors qu'on le faisait à un certain moment et puis je crois qu'il y a un gros travail des rédactions qui est double : décortiquer tout ce matériel qui arrive et fournir le mode d'emploi avec. Quand la plupart de télévisions reprennent l'intervention de Ben Laden, on a aucun mode d'emploi. Alors qu'on quitte Kaboul de nuit, on a aucune explication sur le fait que l'on découvre ces images de jour, tournées dans un endroit paisible avec une mise en scène qui se veut à la fois sereine et militaire, alors qu'il aurait fallu expliquer que cette cassette était préenregistrée etcà il a fallu attendre plusieurs heures avant d'avoir cette explication.

RFI : La cassette de Ben Laden, diffusée sur la chaîne Al Jezira, a été relayée immédiatement par toutes les autres télévisions. Que pensez-vous de cet effet boule de neige ?

J-M. C :
Fallait-il la relayer, la passer telle quelle ? C'est vrai que ce relais a donné à Ben Laden un immense écho et qu'on ne s'est pas trop posé la question de savoir dans quelles conditions il fallait la passer. Quand on est en possession d'un document de ce type, il ne faut pas oublier que chaque public a sa grille de lecture, chacun veut l'interpréter à sa manière. Mais il est vrai que ce document apparaît extrêmement fort et lorsque les rédactions le reçoivent il y a toujours cette tension : si on ne le diffuse pas quelqu'un d'autre le fera. Mais il est clair que ce document a été conçu pour impressionner, pour faire passer un certain type de problématique. C'est une arme en fait. Peut-être que chaque rédaction dans les jours qui viennent doit revenir sur le fait de savoir si c'était vraiment la priorité de le passer tel quel.

A écouter également:
L'invité du matin,
Olivier Mazerolle
Directeur général délégué de France 2 interrogé par Pierre Ganz.




par Propos recueillis par Sylvie  Berruet

Article publié le 11/10/2001