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Afrique

La disparition de Senghor

L’ancien président sénégalais Léopold Sédar Senghor est mort jeudi 20 décembre à l'âge de 95 ans dans le Calvados (ouest de la France), où il résidait. Figure historique de la francophonie et de l'Afrique post-coloniale, il avait été le premier président du Sénégal indépendant, de 1960 à 1980. Le président français Jacques Chirac rend hommage au «magnifique passeur de cultures».
Si l'extraordinaire destinée du premier président de la République du Sénégal, son amitié avec Georges Pompidou, son condisciple de l'Ecole normale supérieure, son agrégation de grammaire, son élection à l'Académie française sont des épisodes connus de sa vie riche, la connaissance de son oeuvre est parfois limitée au seul mot de «négritude», à quelques poèmes emblématiques ou quelques formules controversées (« le rythme est nègre comme la raison est hellène »).

Dès les années 30, avec le Guyanais Damas, le rebelle bohème, et le Martiniquais Césaire, le complice «deux fois aimé», le jeune étudiant sénégalais va concevoir, à Paris, la théorie de la Négritude qui, décriée ou admirée, deviendra au fil des ans l'élément moteur, sinon fédérateur, du combat des écrivains de la Caraïbe et de l'Afrique, des francophones tout du moins. De cette Négritude, Senghor a donné l'une des définitions les plus explicites dans L’Etudiant noir, revue éphémère créée avec Césaire en 1934: «La Négritude est la simple reconnaissance du fait d'être Noir, et l'acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture». Mais c'est, bien sûr, en poète que Léopold Sédar Senghor a le mieux défini cette négritude dont il a fait tout à la fois une ligne de vie et d'écriture:
«Ma Négritude point n'est sommeil de la race mais soleil de l'âme, ma négritude vue et vie
Ma Négritude est truelle à la main, est lance au poing
Réécade. Il n'est question de boire, de manger l'instant qui passe
Tant pis si je m'attendris sur les roses du Cap-Vert!
Ma tâche est d'éveiller mon peuple aux futurs flamboyants
Ma joie de créer des images pour le nourrir, ô lumières rythmées de la Parole !
»

Le poète a cédé la place au politique

Autour de ce mot et comme en écho à ses principes généreux, l’œuvre s'est, au fil des ans, constituée. Chants d'ombre, en 1945, Hosties noires, en 1948, Ethiopiques, en 1956, Nocturnes en 1961: des titres qui portent en eux leur poids de négritude et auxquels sont venues se joindre plus tard les Lettres d'hivernage, en 1973, les Elégies majeures, en 1979, mais aussi un volume emprunté au patrimoine traditionnel, Les aventures de Leuk le lièvre, écrit en collaboration avec Abdoulaye Sadji. Autant de titres qui jalonnent un itinéraire de création que viennent enrichir les cinq volumes de discours, d'essais, de réflexions répertoriées sous le titre générique Liberté.

Quant à son Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, parue en 1948, avec la célèbre préface de Jean-Paul Sartre, Orphée noir, elle constitue une balise essentielle dans l'histoire littéraire du continent. Pour importante qu'elle soit, il faut reconnaître que la majeure partie de l’œuvre poétique de Léopold Sédar Senghor fut écrite avant 1961, soit avant l'indépendance du Sénégal et donc avant l'accession à la plus haute fonction d'Etat pour le poète devenu président. Comme beaucoup d'autres intellectuels (et Césaire vient immédiatement à l'esprit tant leurs destinées semblent parallèles) qui ont choisi le pragmatisme de la conduite des affaires au détriment de la poursuite d'une oeuvre littéraire, le poète dut ensuite céder sa place au politique.

Il est donc légitime de penser que, sans cet engagement, l’œuvre se serait vraisemblablement enrichie et aurait, peut-être, abordé d'autres rivages imaginaires. Quoi qu'il en soit, l’œuvre poétique de Léopold Sédar Senghor est l'une des plus singulières du continent, tant elle semble redevable à des influences tout à la fois diverses et complémentaires. Le «royaume d'enfance» tout d'abord («je me rappelle les ours de mes pères, les soirs de Dyilor») qui semble le creuset d'où jaillira l’œuvre toute entière: une enfance, très immédiatement liée au souvenir des ancêtres et à l'évocation des paroles séculaires traditionnelles des forces vives de la mémoire et du temps. A cette part, s'ajoutent les données de l'acquis, des lectures nombreuses, la fréquentation assidue des classiques grecs et latins, la connivence créative avec les poètes français, et, tout particulièrement, avec ses presque contemporains Paul Claudel et Saint-John Perse.

Dans cette symbiose féconde, le poète a souhaité enraciner son oeuvre dans le terroir africain et a souvent eu recours à des rythmes, des structures et des mots empruntés aux cultures wolof et sérère. Ainsi, le poème «Que m'accompagnent koras et balafons» est sans doute plus qu'un titre, une sorte de mot d'ordre, une ligne de conduite afin que le jeune professeur, agrégé de grammaire, ne perde jamais le souvenir de la mère Afrique. Ses poèmes, souvent élégiaques et amoureux, savent aussi dire la colère et la honte, ainsi lorsqu'en avril 1940, le poète des Hosties noires offre, en «poème liminaire» à ce recueil, ce texte, hommage et réhabilitation confondus aux «Tirailleurs sénégalais, (ses) frères noirs à la main chaude sous la glace et la mort» et pour lesquels il souhaite «non être la tête du peuple, mais bien sa bouche et sa trompette». Un vers qui vient comme une réplique au Cahier d'un retour au pays natal d'Aimé Césaire dans lequel le poète martiniquais souhaitait être «le malheur de ceux qui n'ont point de bouche».

Au plus profond d'elle-même, son oeuvre, comme son itinéraire spirituel et intellectuel, demeure marquée par le métissage qui est aussi l'une des grandes idées qui jalonnent et conduisent sa destinée. Peut-être même celle qui prévaut et domine toutes les autres. Un métissage qui ne veut jamais être oubli d'une part de soi-même pour une autre, qui ne signifie pas reniement, mais bien au contraire, acceptation, enrichissement, addition et non soustraction.

La trajectoire intellectuelle de Léopold Sédar Senghor semble définie dans cette phrase extraite de l'introduction de Ce que je crois et dans laquelle les mots-clés de l'éthique senghorienne sont présents. «Je crois, d'abord par dessus tout, à la culture négro-africaine, c'est-à-dire à la Négritude, à son expression dans la poésie et dans les arts. Je crois également, pour l'avenir, à la Francophonie, plus exactement à la Francité, mais intégrée dans la Latinité et, par delà, dans une Civilisation de l'Universel où la Négritude a déjà commencé de jouer son rôle, primordial».

Négritude, Francophonie, Francité, Latinité, Universel, les mots majuscules d'un parcours et d'une démarche une et entière. Celle d'un perpétuel chassé-croisé et d'une dualité complémentaire entre le bon élève et l'insoumis, le futur séminariste et le rebelle, le poète classique et le déchireur de «rires Banania», le poète et le politique, entre l'enfant de Joal retiré en Normandie, le Sérère qui enseignera le latin et deviendra académicien français. Si d'aucuns ont vu dans ces rencontres l'ombre des compromis (pour certains des compromissions), d'autres ont su avec raison reconnaître l'homme des dialogues et des rencontres, le poète sensible, l'humaniste attentif et d'une indéniable sincérité.



par Bernard  MAGNIER

Article publié le 20/12/2001 Dernière mise à jour le 19/12/2001 à 23:00 TU