Justice internationale
La longue marche vers la CPI
Nous démarrons aujourd’hui la publication d’une série d’articles consacrés à l’installation, le 1er juillet, de la Cour pénale internationale (CPI), première cour internationale criminelle permanente. Cet événement est l’aboutissement d’un long processus qui a demandé plusieurs dizaines d’années de travail à des militants acharnés de la cause des droits de l’homme. Le premier volet de notre série retrace les principaux épisodes qui ont jalonné l’établissement d’une justice internationale.
Pour ceux qui, toute leur vie, ont combattu l’impunité des puissants et le cynisme des Etats, la date du premier juillet 2002 résonnera comme leur ultime victoire. L’installation de la Cour pénale internationale (CPI) va en effet marquer un véritable tournant dans l’histoire des droits humains fondamentaux puisque, désormais, il ne sera plus possible pour quiconque de les bafouer massivement sans risquer, tôt ou tard, d’en rendre compte devant un tribunal. La communauté internationale disposait certes déjà des moyens de réunir ponctuellement les instances permettant d’examiner et de juger les violations les plus insupportables des droits de l’homme perpétrés ici ou là, mais aucune n’avait ce caractère permanent qui devrait procurer à la CPI cette qualité absolument dissuasive qu’on en attend. Tribunal permanent, donc… mais aussi indépendant! Et là réside également la seconde particularité qui en fait un instrument tant redouté à en croire les péripéties qui ont marqué la signature du traité l’instituant et sa ratification par les états-parties qui l’ont rejointe, avec conviction ou appréhension, selon les cas.
C’est le sentiment d’impuissance éprouvé par la Société des Nations face à l’arrogance et à la brutalité des Nazis, en 1934, qui fut à l’origine de la prise de conscience que la communauté internationale naissante ne disposait d’aucun instrument pour atténuer la cruauté de certains de ses dirigeants. «Sachez bien que nous ferons des socialistes, des communistes et des Juifs ce que nous entendons et ce que le Reich veut en faire. Charbonnier est maître chez lui!», proclama Goebbels, dirigeant de la délégation allemande, devant l’assemblée de ses pairs chargée d’examiner la plainte d’un Juif allemand. Dix ans plus tard, les Nazis, quoique défaits, avaient néanmoins exterminé la quasi-totalité des Juifs d’Europe. Mais cet épouvantable épisode de l’histoire de l’humanité donna l’impulsion initiale.
Le 8 août 1945, les vainqueurs créèrent le premier tribunal militaire international qui, à Nuremberg, jugea les crimes de guerre et contre l’humanité perpétrés par les vaincus. Ce fut l’acte de naissance du droit pénal international dont le principe fut reconnu par l’Assemblée générale de l’ONU l’année suivante. En 1946, la coalition victorieuse réédite l’exercice, fonde le «tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient» et juge les responsables de la guerre du Pacifique. En 1948, dans l’euphorie de l’après-guerre et soucieuse de ne plus avoir à affronter les horreurs du passé, la communauté internationale s’inscrit dans une démarche préventive, la première, en adoptant la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide et, en 1949, rédige les quatre Conventions de Genève sur le droit international humanitaire. Cette étape sera la dernière avant longtemps. Avec les nouvelles divisions du monde, Est-Ouest et Nord-Sud, et l’entrée en «guerre froide», le «souverainisme» revient en force et dominera, au cours de quarante années qui suivent, les relations inter-étatiques. Au nom du principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d’autrui, charbonnier est à nouveau maître chez lui et seuls quelques pionniers du droit d’ingérence humanitaire, organisations non-gouvernementales naissantes, semblent alors en mesure de dénoncer par leurs témoignages et leurs actions ces conflits d’un genre nouveau au cours desquels, du Biafra nigérian au Cambodge khmère rouge, des dirigeants martyrisent leur propre peuple.
Tribunaux ad hoc et compétence universelle
En 1989, l’effondrement du mur de Berlin et la disparition de la bipolarité caricaturale du monde met un terme, sinon à la brutalité, du moins à la justification idéologique de la tyrannie et de ses avatars post-coloniaux. L’Europe orientale fait un rêve et le vent d’Est souffle sur les cocotiers. Certains dirigeants n’ayant pas compris le message, l’Onu est redécouverte pour rompre le cadre étriqué de Nations suspectes de détournement du bien public au profit de classes dirigeantes avides d’appropriation à tous prix, et même au prix du sang. Comme un retour à Nuremberg, s’ouvre l’ère des tribunaux ad hoc. Le 25 mai 1993, le Conseil de sécurité adopte la résolution établissant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) afin de poursuivre les responsables de violations graves du droit international humanitaire. Celui-ci poursuit actuellement ses travaux à La Haye, aux Pays-Bas. L’année suivante, le 8 novembre, il crée le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), chargé de juger les auteurs d’actes de génocide et d’autres violations graves du droit international humanitaire commis dans ce pays ou sur le territoire d’Etats voisins. Il siège toujours, à Arusha, en Tanzanie.
Parallèlement apparut un phénomène nouveau dans le paysage judiciaire international. Après l’ingérence humanitaire, advint le temps de l’ingérence judiciaire. Il s’agit là du principe de compétence universelle des juridictions nationales, dont certaines se déclarent désormais aptes à instruire les procès des responsables de violations des conventions internationales sur les droits humanitaires.
La démonstration la plus éclatante de ce nouvel état d’esprit fut infligée par la longue bataille juridique engagée par le juge espagnol Baltasar Garzon qui, le 16 octobre 1998, réclama à la Grande-Bretagne l’extradition de l’ancien dictateur chilien Augusto Pinochet, en visite médicale à Londres. Ce dernier avait été inculpé à Madrid pour les crimes de génocide, tortures et disparitions. Sa demande fut déclarée recevable par la justice britannique et s’ensuivit alors une longue bataille juridique qui ne prit fin que dix-sept mois plus tard et à l’issue de laquelle le général chilien rentra finalement chez lui, pour raisons de santé. Cet échec relatif eut un impact considérable et sonna le glas de l’immunité des chefs d’Etat. Depuis cette date, d’autres personnages, prestigieux ou obscurs, ont eu maille à partir avec la justice, en France, en Suisse, en Belgique ou au Sénégal. C’est qu’en effet le principe de compétence universelle permet de poursuivre un tortionnaire dès lors qu’il se trouve sur le territoire national sans que les faits se soient forcément déroulés sur place et indépendamment de la nationalité de la victime, à partir du moment où une plainte est enregistrée et instruite.
Le cas de la Belgique, maintes fois cité, est à cet égard également exemplaire. En 1999, Bruxelles adopte une loi permettant la poursuite sur son sol des criminels de guerre, de génocide et contre l’humanité. Depuis cette date, la capitale belge est devenue une escale obligatoire pour tous ceux qui exigent réparation. Une escale qu’évitent soigneusement nombre de personnalités qui pourraient, tôt ou tard, avoir à répondre de leur passé. Ce qui ne va pas sans poser des problèmes d’ordre diplomatique lorsque les personnages sont en activité.
La communauté internationale n’est donc pas totalement dépourvue d’instruments judiciaires pour faire valoir le droit pénal international. Mais le courage, la volonté ou plus simplement les moyens ne sont pas toujours au rendez-vous. D’où la difficulté pour les juridictions nationales d’appliquer systématiquement le principe de compétence universelle. Concernant d’autre part les tribunaux ad hoc de l’Onu, ils ne se constituent que sur décisions du Conseil de sécurité. Cela demande obligatoirement des membres du Conseil l’existence d’un consensus et, en conséquence, l’absence de veto. Or, dans le monde complexe qui est le nôtre, c’est un exercice dont on mesure chaque jour la difficulté.
C’est ainsi que chaque jour qui passe nous éloigne un peu plus d’un jugement des Khmères rouges, responsables dans les années 70 du massacre de plusieurs centaines de milliers de personnes. Là, ce n’est pas faute d’une volonté de la communauté internationale, mais elle vient de renoncer à cautionner l’ouverture d’un procès dont elle n’obtient aucune garantie, quant à son objectivité. Et il se dit que la réconciliation nationale et le maintien de la paix civile au Cambodge passeraient par l’oubli. De la même manière, l’Onu se déclare prête à réunir, sur le modèle du TPIR, une cour visant à juger les ex-rebelles sierra-leonais du Front révolutionnaire uni (RUF), coupables des pires crimes de guerre, de tortures et contre l’humanité. Mais, là encore, il n’est pas sûr que les nécessités de politique intérieure soit à la mesure de la demande de justice. Ce qui est certain, en revanche, c’est que la Cour pénale internationale ne devrait pas avoir à s’embarrasser d’autres considérations que de justice.
C’est le sentiment d’impuissance éprouvé par la Société des Nations face à l’arrogance et à la brutalité des Nazis, en 1934, qui fut à l’origine de la prise de conscience que la communauté internationale naissante ne disposait d’aucun instrument pour atténuer la cruauté de certains de ses dirigeants. «Sachez bien que nous ferons des socialistes, des communistes et des Juifs ce que nous entendons et ce que le Reich veut en faire. Charbonnier est maître chez lui!», proclama Goebbels, dirigeant de la délégation allemande, devant l’assemblée de ses pairs chargée d’examiner la plainte d’un Juif allemand. Dix ans plus tard, les Nazis, quoique défaits, avaient néanmoins exterminé la quasi-totalité des Juifs d’Europe. Mais cet épouvantable épisode de l’histoire de l’humanité donna l’impulsion initiale.
Le 8 août 1945, les vainqueurs créèrent le premier tribunal militaire international qui, à Nuremberg, jugea les crimes de guerre et contre l’humanité perpétrés par les vaincus. Ce fut l’acte de naissance du droit pénal international dont le principe fut reconnu par l’Assemblée générale de l’ONU l’année suivante. En 1946, la coalition victorieuse réédite l’exercice, fonde le «tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient» et juge les responsables de la guerre du Pacifique. En 1948, dans l’euphorie de l’après-guerre et soucieuse de ne plus avoir à affronter les horreurs du passé, la communauté internationale s’inscrit dans une démarche préventive, la première, en adoptant la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide et, en 1949, rédige les quatre Conventions de Genève sur le droit international humanitaire. Cette étape sera la dernière avant longtemps. Avec les nouvelles divisions du monde, Est-Ouest et Nord-Sud, et l’entrée en «guerre froide», le «souverainisme» revient en force et dominera, au cours de quarante années qui suivent, les relations inter-étatiques. Au nom du principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d’autrui, charbonnier est à nouveau maître chez lui et seuls quelques pionniers du droit d’ingérence humanitaire, organisations non-gouvernementales naissantes, semblent alors en mesure de dénoncer par leurs témoignages et leurs actions ces conflits d’un genre nouveau au cours desquels, du Biafra nigérian au Cambodge khmère rouge, des dirigeants martyrisent leur propre peuple.
Tribunaux ad hoc et compétence universelle
En 1989, l’effondrement du mur de Berlin et la disparition de la bipolarité caricaturale du monde met un terme, sinon à la brutalité, du moins à la justification idéologique de la tyrannie et de ses avatars post-coloniaux. L’Europe orientale fait un rêve et le vent d’Est souffle sur les cocotiers. Certains dirigeants n’ayant pas compris le message, l’Onu est redécouverte pour rompre le cadre étriqué de Nations suspectes de détournement du bien public au profit de classes dirigeantes avides d’appropriation à tous prix, et même au prix du sang. Comme un retour à Nuremberg, s’ouvre l’ère des tribunaux ad hoc. Le 25 mai 1993, le Conseil de sécurité adopte la résolution établissant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) afin de poursuivre les responsables de violations graves du droit international humanitaire. Celui-ci poursuit actuellement ses travaux à La Haye, aux Pays-Bas. L’année suivante, le 8 novembre, il crée le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), chargé de juger les auteurs d’actes de génocide et d’autres violations graves du droit international humanitaire commis dans ce pays ou sur le territoire d’Etats voisins. Il siège toujours, à Arusha, en Tanzanie.
Parallèlement apparut un phénomène nouveau dans le paysage judiciaire international. Après l’ingérence humanitaire, advint le temps de l’ingérence judiciaire. Il s’agit là du principe de compétence universelle des juridictions nationales, dont certaines se déclarent désormais aptes à instruire les procès des responsables de violations des conventions internationales sur les droits humanitaires.
La démonstration la plus éclatante de ce nouvel état d’esprit fut infligée par la longue bataille juridique engagée par le juge espagnol Baltasar Garzon qui, le 16 octobre 1998, réclama à la Grande-Bretagne l’extradition de l’ancien dictateur chilien Augusto Pinochet, en visite médicale à Londres. Ce dernier avait été inculpé à Madrid pour les crimes de génocide, tortures et disparitions. Sa demande fut déclarée recevable par la justice britannique et s’ensuivit alors une longue bataille juridique qui ne prit fin que dix-sept mois plus tard et à l’issue de laquelle le général chilien rentra finalement chez lui, pour raisons de santé. Cet échec relatif eut un impact considérable et sonna le glas de l’immunité des chefs d’Etat. Depuis cette date, d’autres personnages, prestigieux ou obscurs, ont eu maille à partir avec la justice, en France, en Suisse, en Belgique ou au Sénégal. C’est qu’en effet le principe de compétence universelle permet de poursuivre un tortionnaire dès lors qu’il se trouve sur le territoire national sans que les faits se soient forcément déroulés sur place et indépendamment de la nationalité de la victime, à partir du moment où une plainte est enregistrée et instruite.
Le cas de la Belgique, maintes fois cité, est à cet égard également exemplaire. En 1999, Bruxelles adopte une loi permettant la poursuite sur son sol des criminels de guerre, de génocide et contre l’humanité. Depuis cette date, la capitale belge est devenue une escale obligatoire pour tous ceux qui exigent réparation. Une escale qu’évitent soigneusement nombre de personnalités qui pourraient, tôt ou tard, avoir à répondre de leur passé. Ce qui ne va pas sans poser des problèmes d’ordre diplomatique lorsque les personnages sont en activité.
La communauté internationale n’est donc pas totalement dépourvue d’instruments judiciaires pour faire valoir le droit pénal international. Mais le courage, la volonté ou plus simplement les moyens ne sont pas toujours au rendez-vous. D’où la difficulté pour les juridictions nationales d’appliquer systématiquement le principe de compétence universelle. Concernant d’autre part les tribunaux ad hoc de l’Onu, ils ne se constituent que sur décisions du Conseil de sécurité. Cela demande obligatoirement des membres du Conseil l’existence d’un consensus et, en conséquence, l’absence de veto. Or, dans le monde complexe qui est le nôtre, c’est un exercice dont on mesure chaque jour la difficulté.
C’est ainsi que chaque jour qui passe nous éloigne un peu plus d’un jugement des Khmères rouges, responsables dans les années 70 du massacre de plusieurs centaines de milliers de personnes. Là, ce n’est pas faute d’une volonté de la communauté internationale, mais elle vient de renoncer à cautionner l’ouverture d’un procès dont elle n’obtient aucune garantie, quant à son objectivité. Et il se dit que la réconciliation nationale et le maintien de la paix civile au Cambodge passeraient par l’oubli. De la même manière, l’Onu se déclare prête à réunir, sur le modèle du TPIR, une cour visant à juger les ex-rebelles sierra-leonais du Front révolutionnaire uni (RUF), coupables des pires crimes de guerre, de tortures et contre l’humanité. Mais, là encore, il n’est pas sûr que les nécessités de politique intérieure soit à la mesure de la demande de justice. Ce qui est certain, en revanche, c’est que la Cour pénale internationale ne devrait pas avoir à s’embarrasser d’autres considérations que de justice.
par Georges Abou
Article publié le 25/06/2002