Economie africaine
Artisanat africain: l'industrialisation par le bas
Ouagadougou accueille du 25 octobre au 3 novembre le 8e SIAO, le Salon international de l’artisanat. Cette manifestation, qui se veut une vitrine de l’artisanat africain place sur le devant de la scène les petits producteurs. L’importance économique du secteur artisanal en Afrique, à la charnière entre le formel et l’informel est difficile à chiffrer. Elle est de toute évidence capitale, car l’artisanat est venu se loger dans les espoirs déçus de l’industrialisation.
De notre envoyé spécial à Ouagadougou
Un ventilateur vient apporter un peu de fraîcheur dans cette arrière boutique, où l’on travaille à la lumière du néon et de la lampe projecteur. La boutique d’Antoine Télo Bihoun est posée entre un représentant d’électroménager, un vendeur de deux roues, un salon de coiffure et une boutique de prêt-à-porter. Antoine Télo Bihoun est réparateur de portables. Son métier est l’un des derniers nés de l’artisanat burkinabé.
«Dans la ville, ici, on ne trouve pas de techniciens qualifiés sur le domaine des portables. Donc en fait, c’est des gens que j’ai formés moi-même personnellement, et aujourd’hui vraiment, grâce à leur courage ils arrivent à réparer les appareils. Souvent on rencontre des problèmes de charge. Souvent aussi des problèmes d’allumage, ou bien l’eau peut être versée là-dessus. Tout ça, ils savent le réparer».
Ecoutez Antoine Télo Bihoun. L’artisanat d’art que les touristes viennent acheter ici au SIAO (le Salon international de l’artisanat de Ouagadougou) n’est que la partie émergée de l’iceberg. L’artisanat qui pèse lourd dans les économies africaines, c’est celui que représente ce réparateur de portables : un artisanat dit «utilitaire» qui fabrique des meubles ou des outils et qui travaille pour la consommation locale. L’Afrique reste exclue des flux d’investissements mondiaux (elle n’a drainé l’année dernière que 2% des investissements directs étrangers de la planète. Puisque l’industrialisation n’a pas encore véritablement eu lieu, les petits producteurs tentent de se saisir du marché. Et ils innovent, pour tenter de réduire leurs coûts de production.
Maurice Bado est installé à Réo, dans le centre-ouest du Burkina-Faso où il construit des pompes à pédales. Il fait partie de ces petits producteurs qui ont tenté de lancer un équipement bon marché, capable de faire concurrence aux motopompes importées. Pour maximiser ses bénéfices et proposer le prix le plus attractif possible, il tente d’inclure dans sa pompe un piston «local» dans lequel le caoutchouc est remplacé par… du cuir de taureau. «Le problème, avant avec le piston c’est le coût, parce que le caoutchouc était importé» explique Maurice Bado. «Jusqu’à destination, ça revient cher. Il faut venir le chercher ici à Ouaga… Pour résoudre ce problème, on a essayé de mettre du cuir à la place du caoutchouc qui était importé. Et le cuir est sur place au Burkina ici. Le cuir fait 8 000 francs [CFA] l’unité. Le caoutchouc partait autour de 15 à 20 000 sans le transport». Au Niger, les artisans ont trouvé une solution différente au même problème : ils produisent des pistons à partir de produits de récupération : tuyaux, sachets plastiques, etc. Certains théoriciens du développement ont prôné en leur temps la mise en place d’industries de substitution aux importations, pour lancer les économies africaines. Ironie de l’histoire : les usines ne sont pas venues et c’est la rue, ce sont les petits producteurs qui réinventent cette idée.
Faute d’industries, c’est également l’artisanat qui est placé en première ligne dans le défi de la «valeur ajoutée». La seule exportation de matières premières brutes n’a pas permis d’asseoir une croissance suffisante pour lutter contre la pauvreté. Les gouvernements cherchent actuellement à obtenir que leurs matières premières puissent être transformées sur place : scieries pour le bois, filatures pour le coton, usines de produits pétrochimiques pour le pétrole. Vu le faible nombre d’investisseurs, cette transformation industrielle génère encore peu de revenus dans les pays du continent. La petite transformation permet en revanche à de nombreuses familles de vivre. Al-Ayat Ouedraogo et son père, Adama, ont par exemple transformé leur élevage bovin en une petite entreprise qui vend le lait pasteurisé et le yaourt sur la place ouagalaise. Il a fallu investir, mais la rentabilité est au rendez-vous. Explication, au milieu des vaches, à l’heure de la traite : «Il est très intéressant de transformer ses produits soi-même» explique Al-Ayat, le fils, «parce que là, en tout cas, vous doublez votre chiffre d’affaires. Le lait frais cru coûte 350 francs le litre. Maintenant, quand vous le transformez en yaourt, le yaourt va à 800 francs le litre. Le lait frais pasteurisé il va à 500 francs le litre. Avec l’argent du lait, on a payé des équipements pour le transport du lait, payé des équipements aussi pour le transport du foin, des équipements pour l’entretien et la conservation du lait». Ecoutez Al-Ayat Ouedraogo. Plus de revenus autorise le producteur à faire des investissements, et c’est un cercle vertueux qui s’installe… La qualité de la production s’améliore, la productivité aussi. Et les ventes suivent. Du moins, en théorie…
Jouer la complémentarité entre les pays
Car on ne s’improvise pas non plus entrepreneur. Premier problème, le prix de la matière d’œuvre, la matière première utilisée par les artisans. Au Burkina-Faso et au Niger, par exemple, le bois fait défaut aux menuisiers. Dans ce marché de pénurie, les commerçants font la loi et les planches qui viennent des pays côtiers sont vendues au prix fort. Avant même que l’artisan ait mis la main au rabot, ses bénéfices sont déjà largement entamés. Pour tenter de remédier au problème, les organisations professionnelles de sept pays de la sous-région se sont regroupées en une association, nommée Ghakoï-Sud, grâce à laquelle elles se tiennent informées de leurs besoins. L’année dernière, les Ghanéens ont ainsi acheté pour leurs collègues burkinabés du bois directement au producteur. Après avoir négocié le prix, ils ont procédé à la découpe sur place, au Ghana, ce qui a également réduit les coûts de transport. Le principe du Ghakoï-Sud : faire jouer au maximum la complémentarité entre les pays pour trouver les produits là où ils sont le moins cher. Autre exemple, les burkinabés ont envoyé du cuir à leurs collègues béninois. «Eux autres, ils sont Sahariens. Ils ont la facilité de tanner les peaux» explique Léon Gansou Quovadis le président du regroupement des artisans de Cotonou, «nous nous en avons besoin pour utiliser dans la doublure des chaussures et des sacs. Donc, par coup de fil, ils nous procurent ça, et ça arrive chez nous. Donc, pour leur permettre de rentrer dans leurs fonds, en échange nous leur envoyons les produits qui transitent par la Côte tels que le cirage, la colle, les clous, les pièces pour leurs machines, les fils, et d’autres choses…»
Ecoutez Léon Gansou Quovadis.
Deuxième problème, l’éclatement des unités de production artisanale en tous petits ateliers, dans lesquels il faut tout faire : produire, faire connaître son produit, vendre… Courir au four et au moulin empêche l’artisan de produire en grande quantité… D’où la réflexion de certaines structures d’appui sur la construction de «filières» à toute petite échelle. L’idée ? Inciter l’artisan à ne faire que ce qu’il sait le mieux faire : produire. Et l’encourager à laisser la vente ou l’installation à d’autres, dont c’est le métier. Les artisans doutent pour l’instant, car diviser le travail signifie après tout… partager le fruit de la vente! «C’est une idée fausse» répond Charles Bakyono, responsable technique du programme d’appui aux artisans du Burkina-Faso, «car si l’artisan se concentre sur sa production et uniquement elle, il produit plus, vend plus, en un mot il réalise des économies d’échelles… et l’argent qu’il donne au commerçant, par exemple est largement compensé par l’augmentation de ses ventes». Un exemple est particulièrement frappant : celui des outils vendus aux paysans quand ils viennent en ville. Les artisans laissent passer une partie du marché : fréquemment ils ne peuvent répondre à la demande quand l’agriculteur vient frapper à leur porte. «Quand un paysan arrive dans un centre urbain où on trouve généralement les outils de production agricole» explique Charles Bakyono, «il a l’argent mais ces outils, les charrues, les houes manga ne sont pas disponibles. Les artisans travaillent généralement sur commande. Alors que le paysan, quand il a réuni de l’argent, il veut payer tout de suite, cash. La solution, c’est de passer par une collaboration avec les commerçants pour que ces gens puissent acheter auprès des artisans producteurs agricoles, et qu’ils les revendent au niveau de leur boutique de quincaillerie. Qu’il y ait un stock, qui permette de répondre à la demande tout de suite».
Ecoutez Charles Bakyono.
L’absence de grandes unités de production dans les pays africains ouvre de nombreux marchés aux artisans, mais pour qu’ils puissent effectivement s’en saisir, il faut que le secteur se professionnalise : collaboration avec les commerçants, donc, mais aussi collaboration entre artisans pour partager à plusieurs des équipements permettant d’être plus productifs… Cette professionnalisation passe également par une gestion plus rigoureuse : pour que l’entreprise se développe le patron ne doit plus puiser dans la caisse pour ses besoins personnels. L’artisanat est à la charnière entre le formel et l’informel, et les deux voies lui sont encore ouvertes.
Pour en savoir plus sur l'artisanat en Afrique de l'ouest, le site du cercle pour la promotion de la micro-entreprise : http://www.promopme.net
Un ventilateur vient apporter un peu de fraîcheur dans cette arrière boutique, où l’on travaille à la lumière du néon et de la lampe projecteur. La boutique d’Antoine Télo Bihoun est posée entre un représentant d’électroménager, un vendeur de deux roues, un salon de coiffure et une boutique de prêt-à-porter. Antoine Télo Bihoun est réparateur de portables. Son métier est l’un des derniers nés de l’artisanat burkinabé.
«Dans la ville, ici, on ne trouve pas de techniciens qualifiés sur le domaine des portables. Donc en fait, c’est des gens que j’ai formés moi-même personnellement, et aujourd’hui vraiment, grâce à leur courage ils arrivent à réparer les appareils. Souvent on rencontre des problèmes de charge. Souvent aussi des problèmes d’allumage, ou bien l’eau peut être versée là-dessus. Tout ça, ils savent le réparer».
Ecoutez Antoine Télo Bihoun. L’artisanat d’art que les touristes viennent acheter ici au SIAO (le Salon international de l’artisanat de Ouagadougou) n’est que la partie émergée de l’iceberg. L’artisanat qui pèse lourd dans les économies africaines, c’est celui que représente ce réparateur de portables : un artisanat dit «utilitaire» qui fabrique des meubles ou des outils et qui travaille pour la consommation locale. L’Afrique reste exclue des flux d’investissements mondiaux (elle n’a drainé l’année dernière que 2% des investissements directs étrangers de la planète. Puisque l’industrialisation n’a pas encore véritablement eu lieu, les petits producteurs tentent de se saisir du marché. Et ils innovent, pour tenter de réduire leurs coûts de production.
Maurice Bado est installé à Réo, dans le centre-ouest du Burkina-Faso où il construit des pompes à pédales. Il fait partie de ces petits producteurs qui ont tenté de lancer un équipement bon marché, capable de faire concurrence aux motopompes importées. Pour maximiser ses bénéfices et proposer le prix le plus attractif possible, il tente d’inclure dans sa pompe un piston «local» dans lequel le caoutchouc est remplacé par… du cuir de taureau. «Le problème, avant avec le piston c’est le coût, parce que le caoutchouc était importé» explique Maurice Bado. «Jusqu’à destination, ça revient cher. Il faut venir le chercher ici à Ouaga… Pour résoudre ce problème, on a essayé de mettre du cuir à la place du caoutchouc qui était importé. Et le cuir est sur place au Burkina ici. Le cuir fait 8 000 francs [CFA] l’unité. Le caoutchouc partait autour de 15 à 20 000 sans le transport». Au Niger, les artisans ont trouvé une solution différente au même problème : ils produisent des pistons à partir de produits de récupération : tuyaux, sachets plastiques, etc. Certains théoriciens du développement ont prôné en leur temps la mise en place d’industries de substitution aux importations, pour lancer les économies africaines. Ironie de l’histoire : les usines ne sont pas venues et c’est la rue, ce sont les petits producteurs qui réinventent cette idée.
Faute d’industries, c’est également l’artisanat qui est placé en première ligne dans le défi de la «valeur ajoutée». La seule exportation de matières premières brutes n’a pas permis d’asseoir une croissance suffisante pour lutter contre la pauvreté. Les gouvernements cherchent actuellement à obtenir que leurs matières premières puissent être transformées sur place : scieries pour le bois, filatures pour le coton, usines de produits pétrochimiques pour le pétrole. Vu le faible nombre d’investisseurs, cette transformation industrielle génère encore peu de revenus dans les pays du continent. La petite transformation permet en revanche à de nombreuses familles de vivre. Al-Ayat Ouedraogo et son père, Adama, ont par exemple transformé leur élevage bovin en une petite entreprise qui vend le lait pasteurisé et le yaourt sur la place ouagalaise. Il a fallu investir, mais la rentabilité est au rendez-vous. Explication, au milieu des vaches, à l’heure de la traite : «Il est très intéressant de transformer ses produits soi-même» explique Al-Ayat, le fils, «parce que là, en tout cas, vous doublez votre chiffre d’affaires. Le lait frais cru coûte 350 francs le litre. Maintenant, quand vous le transformez en yaourt, le yaourt va à 800 francs le litre. Le lait frais pasteurisé il va à 500 francs le litre. Avec l’argent du lait, on a payé des équipements pour le transport du lait, payé des équipements aussi pour le transport du foin, des équipements pour l’entretien et la conservation du lait». Ecoutez Al-Ayat Ouedraogo. Plus de revenus autorise le producteur à faire des investissements, et c’est un cercle vertueux qui s’installe… La qualité de la production s’améliore, la productivité aussi. Et les ventes suivent. Du moins, en théorie…
Jouer la complémentarité entre les pays
Car on ne s’improvise pas non plus entrepreneur. Premier problème, le prix de la matière d’œuvre, la matière première utilisée par les artisans. Au Burkina-Faso et au Niger, par exemple, le bois fait défaut aux menuisiers. Dans ce marché de pénurie, les commerçants font la loi et les planches qui viennent des pays côtiers sont vendues au prix fort. Avant même que l’artisan ait mis la main au rabot, ses bénéfices sont déjà largement entamés. Pour tenter de remédier au problème, les organisations professionnelles de sept pays de la sous-région se sont regroupées en une association, nommée Ghakoï-Sud, grâce à laquelle elles se tiennent informées de leurs besoins. L’année dernière, les Ghanéens ont ainsi acheté pour leurs collègues burkinabés du bois directement au producteur. Après avoir négocié le prix, ils ont procédé à la découpe sur place, au Ghana, ce qui a également réduit les coûts de transport. Le principe du Ghakoï-Sud : faire jouer au maximum la complémentarité entre les pays pour trouver les produits là où ils sont le moins cher. Autre exemple, les burkinabés ont envoyé du cuir à leurs collègues béninois. «Eux autres, ils sont Sahariens. Ils ont la facilité de tanner les peaux» explique Léon Gansou Quovadis le président du regroupement des artisans de Cotonou, «nous nous en avons besoin pour utiliser dans la doublure des chaussures et des sacs. Donc, par coup de fil, ils nous procurent ça, et ça arrive chez nous. Donc, pour leur permettre de rentrer dans leurs fonds, en échange nous leur envoyons les produits qui transitent par la Côte tels que le cirage, la colle, les clous, les pièces pour leurs machines, les fils, et d’autres choses…»
Ecoutez Léon Gansou Quovadis.
Deuxième problème, l’éclatement des unités de production artisanale en tous petits ateliers, dans lesquels il faut tout faire : produire, faire connaître son produit, vendre… Courir au four et au moulin empêche l’artisan de produire en grande quantité… D’où la réflexion de certaines structures d’appui sur la construction de «filières» à toute petite échelle. L’idée ? Inciter l’artisan à ne faire que ce qu’il sait le mieux faire : produire. Et l’encourager à laisser la vente ou l’installation à d’autres, dont c’est le métier. Les artisans doutent pour l’instant, car diviser le travail signifie après tout… partager le fruit de la vente! «C’est une idée fausse» répond Charles Bakyono, responsable technique du programme d’appui aux artisans du Burkina-Faso, «car si l’artisan se concentre sur sa production et uniquement elle, il produit plus, vend plus, en un mot il réalise des économies d’échelles… et l’argent qu’il donne au commerçant, par exemple est largement compensé par l’augmentation de ses ventes». Un exemple est particulièrement frappant : celui des outils vendus aux paysans quand ils viennent en ville. Les artisans laissent passer une partie du marché : fréquemment ils ne peuvent répondre à la demande quand l’agriculteur vient frapper à leur porte. «Quand un paysan arrive dans un centre urbain où on trouve généralement les outils de production agricole» explique Charles Bakyono, «il a l’argent mais ces outils, les charrues, les houes manga ne sont pas disponibles. Les artisans travaillent généralement sur commande. Alors que le paysan, quand il a réuni de l’argent, il veut payer tout de suite, cash. La solution, c’est de passer par une collaboration avec les commerçants pour que ces gens puissent acheter auprès des artisans producteurs agricoles, et qu’ils les revendent au niveau de leur boutique de quincaillerie. Qu’il y ait un stock, qui permette de répondre à la demande tout de suite».
Ecoutez Charles Bakyono.
L’absence de grandes unités de production dans les pays africains ouvre de nombreux marchés aux artisans, mais pour qu’ils puissent effectivement s’en saisir, il faut que le secteur se professionnalise : collaboration avec les commerçants, donc, mais aussi collaboration entre artisans pour partager à plusieurs des équipements permettant d’être plus productifs… Cette professionnalisation passe également par une gestion plus rigoureuse : pour que l’entreprise se développe le patron ne doit plus puiser dans la caisse pour ses besoins personnels. L’artisanat est à la charnière entre le formel et l’informel, et les deux voies lui sont encore ouvertes.
Pour en savoir plus sur l'artisanat en Afrique de l'ouest, le site du cercle pour la promotion de la micro-entreprise : http://www.promopme.net
par Laurent Correau
Article publié le 31/10/2002