Rwanda, 10 ans après
Boutros Boutros-Ghali et les responsabilités des Nations unies
RFI: En tant qu’ancien secrétaire général de l’ONU, est-ce que vous reconnaissez une part de responsabilité dans le génocide?
Boutros Boutros-Ghali : Certainement. Je reconnais une part de responsabilité, puisque le rôle du secrétaire général est de convaincre le Conseil de sécurité pour qu’il agisse. Or, malgré tous les efforts que j’ai faits, je n’ai pu obtenir une action de la part du Conseil. Vous aviez dès le début une atmosphère hostile à toute forme d’intervention au Rwanda, de la part des Etats-Unis. En d’autres termes, cela voulait dire que les Etats-Unis n’interviendraient plus dans les opérations de maintien de la paix. L’explication de cette attitude négative, c’était le syndrome de Somalie, et surtout le grand drame ça a été le soldat américain nu qui a été traîné dans les rues de Mogadiscio et qui a choqué l’opinion américaine.
RFI: Trois mois avant le génocide, le 11janvier 1994 le chef militaire de la Minuar, le général Roméo Dallaire vous envoie un fax alarmiste: grâce à un informateur hutu il sait qu’un massacre à grande échelle a été planifié… comment un document d’une telle gravité a pu être ignoré?
B. B.-G. : Ce document a pris sa gravité rétrospectivement… Au moment même c’était une rumeur. Le département des opérations de maintien de la paix reçoit en moyenne une cinquantaine de télégrammes chaque jour! Ce qui est le plus grave c’est que les trois États, la France, la Belgique et les Etats-Unis avaient des ambassadeurs sur place et étaient certainement mieux informés que les Nations unies…
RFI: Dans son dernier livre, le général Roméo Dallaire dit que le représentant politique des Nations unies contredisait ses rapports alarmistes, est-ce qu’il n’y a pas eu une défaillance de la capacité analytique des Nations unies, comme le dit la commission Carlsson?
B. B.-G. : Il se peut qu’il y ait eu des défaillances, mais vous avez toujours des divergences de vues entre le représentant politique, qui essaye de trouver une solution à travers la négociation, et le représentant militaire qui ne regarde que la dimension militaire.
RFI: Après le début des massacres, la Minuar aurait dû se renforcer. Au contraire elle a fondu comme neige au soleil… Qui est le premier responsable de cette débandade? Washington? Bruxelles? Est-ce que c’est vous?
B. B.-G. : C’est le Conseil de sécurité, pour diminuer les risques! Parce que dans toute cette affaire on oublie le plus souvent le risque encouru par les casques bleus.
RFI: Deux mois et demi après le début du génocide, vous donnez votre feu vert à l’envoi d’une mission militaire française au Rwanda: c’est l’opération Turquoise, montée officiellement pour des raisons humanitaires. Est-ce qu’en réalité François Mitterrand ne voulait pas bloquer l’avancé militaire de Paul Kagame? Et est-ce que vous n’avez pas été berné?
B. B.-G. : Je ne pense pas que j’ai été «berné» puisque j’essayais vainement d’obtenir une présence de troupes et lorsque la France s’est présentée, j’ai été le premier à lui être reconnaissant, en me disant: cette présence va diminuer le nombre de morts!
RFI: Il y avait une centaine d’observateurs militaires français au Rwanda, à la date du 6avril 1994. Est-ce que vous pensez, comme Paul Kagame, que des soldats français ont participé à la préparation du génocide, voire même à sa mise en œuvre?
B. B.-G. : Je ne pense pas qu’il y ait une responsabilité française dans le génocide. Ce qui se passe, c’est que conformément à une tradition générale, les États soutiennent le gouvernement au pouvoir, face à une insurrection. Le gouvernement français a soutenu le gouvernement hutu dans la mesure où ce gouvernement représentait la majorité du peuple rwandais. Et ce n’était pas seulement la France, c’est la communauté internationale…
RFI: Après la publication du rapport Carlsson, c’était il y a quatre ans, Kofi Annan a dit: au nom des Nations unies je reconnais cet échec et j’exprime mon profond remords. Que diriez-vous vous -mêmes?
B. B.-G. : J’ai dit la même chose avant tout le monde, le 1eraoût 1994. J’ai dit publiquement que j’ai échoué dans cette opération.
RFI: Pourquoi les Nations unies n’ont-elles jamais enquêté sur l’attentat du 6avril 94 contre l’avion du président Habyarimana?
B. B.-G. : Pour moi, c’est un mystère. Pourquoi le rapport des parlementaires français n’a pas essayé de savoir? Pourquoi le rapport présenté par les parlementaires belges n’a pas essayé d’aborder ce problème? Pourquoi le rapport qui a été fait par l’OUA n’a pas abordé ce problème? Et en fin de compte, pourquoi le rapport qui a été commandité par les Nations unies n’a pas abordé ce problème? Donc, il y a une certaine conspiration du silence de la part de quatre autorités différentes qui toutes tentent d’éviter ce problème.
RFI: Il y a tout de même un enquêteur des Nations unies qui a travaillé sur cet attentat. Il s’appelle Michaël Hourigan, et en 1997 il a commencé à avancer sur la piste du FPR, et puis tout à coup la procureure générale du TPIR Louise Harbour lui a ordonné d’arrêter son enquête. Pourquoi?
B. B.-G. : Je ne sais pas. Heureusement pour moi, je n’étais plus là. J’ai quitté les Nations unies en 1996. Tout ceci est passé sous silence et il a fallu, il y a quelques semaines, que le juge Bruguière fasse un rapport qui aborde ce sujet.
RFI: Il y a aussi cette incroyable histoire de boîte noire. Le rapport Bruguière révèle qu’il existe depuis 10 ans dans un placard des Nations unies à New York une boîte noire qui n’a jamais été auscultée et qui pourrait bien être celle de l’avion d’Habyarimana. Comment les Nations unies ont-elles pu commettre une telle bourde?
B. B.-G. : Je suis un peu responsable, puisque cette boîte noire a été envoyée dans les placards de l’Onu durant mon mandat.
RFI: Vous saviez qu’il y avait une boîte noire?
B. B.-G. : Non, je ne le savais pas, mais le Secrétaire général est tout en haut d’une pyramide, et il ne va pas connaître ces détails… La boîte noire paraît aujourd’hui, et c’est rétrospectivement d’une importance capitale. Mais cela fait partie d’une conspiration du silence.
RFI: C’est plus une volonté de cacher qu’un oubli?
B. B.-G. : Je ne sais pas. On pourra répondre à votre question lorsque sera connu le contenu de cette boîte noire…
par Propos recueillis par Philippe Quillerier-Lesieur
Article publié le 01/04/2004 Dernière mise à jour le 05/04/2004 à 17:17 TU
Cet article a été publié initialement par MFI, l'agence de presse de RFI (plus d'informations)