Rwanda
Liberté d’entreprendre, pas de critiquer
(Photo Monique Mas/RFI)
De notre envoyée spéciale au Rwanda
L’argent coule à flots dans la haute société qui envoie ses enfants étudier dans les grandes universités américaines. «Ces gens d’en haut n’ont pas de complexe ethnique», explique un Rwandais ordinaire. Anciens ou nouveaux riches, ils s’accommodent entre eux, pour peu que rien ne vienne déranger leurs mystérieuses affaires. En tout cas, ils ont pignon sur rue. Leurs sièges sociaux comme leurs maisons grattent même le ciel. En bas, la violence de la misère frappe sans surprise tout particulièrement les femmes et les enfants, quelle que soit leur appartenance communautaire. Entre les deux, petits entrepreneurs d’avant 1994 et nouveaux compétiteurs rentrés d’exil se livrent une concurrence souvent loyale mais parfois teintée d’arrières-pensées. L’économie du Rwanda est en pleine mutation. Le gouvernement veut la moderniser. Le syndicalisme renaissant entend l’accompagner.
Kigali s’est fixée l’objectif d’éradiquer la pauvreté d’ici 2020. Son programme de développement s’énonce vingt-vingt et le gouvernement a invité à en débattre tout ce que le pays compte d’administrations, d’organisations gouvernementales (ou non-gouvernementales), d’associations religieuses ou caritatives, de syndicats ou de regroupements divers. Ce brain storming national devrait bientôt déboucher sur des mesures gouvernementales visant à «moderniser» l’économie du pays et en particulier celle du monde rural, également promis aux bénéfices de la décentralisation. Mais, dans ce pays de montagnes surpeuplées, de terres érodées et de mentalités enclavées, passer de l’agriculture et de l’élevage de subsistance à une production agro-pastorale commerciale est un vrai défi. D’autant qu’il s’agit en même temps de parvenir à l’autosuffisance alimentaire et de diversifier les cultures de traite (thé, café), de transformer les matières premières pour le consommateur local (qui manque de sucre par exemple) mais aussi d’ exporter avec une valeur ajoutée.
Une camionnette livre des baguettes chaudes au petit mais propret restaurant-prêt à emporter de Nyamirambo, le quartier populaire musulman. Dans les ruelles défoncées, des tailleurs «mossi» - comme l’annonce leur enseigne -, voisinent avec des bijoutiers sénégalais. Au fond d’une cour, un médecin rwandais dirige sa clinique privée d’une douzaine de lits. Originaire du Kasaï, son laborantin congolais passe les prélèvements au microscope. Les maladies sexuellement transmissibles (MST) sont légion. La tuberculose résiste aux traitements habituels. Les vaches ne sont pas vaccinées et le lait pas toujours très sûr. Sa conservation non plus. Mais la brique en carton de fabrication française est arrivée jusqu’ici. Elle est actuellement en rupture de stock. Le lait fermenté produit à Kigali est un produit de consommation courante au pays des mille et une vaches. Les jus d’ananas et de maracuja – un petit fruit rouge acide bourré de pépins comme son frère de passion – sont produits et embouteillés à Butare, au Sud, où se fabriquent aussi de fragiles allumettes.(Photo Monique Mas/RFI)
Les Chinois s’implantent
(Photo Monique Mas/RFI)
Les affaires ont ralenti depuis le retrait des troupes rwandaises de RDC
Certains riches entrepreneurs se plaignent du ralentissement des affaires enregistré depuis 2001, période qui coïncide avec la mise en place de la transition au Congo-Kinshasa, après le dialogue intercongolais et le retrait officiel des troupes rwandaises. Depuis, le président Kagame déclare qu’il n’a plus rien à faire au Congo et qu’il n’y retournera pas, même pas pour se débarrasser des soldats et des miliciens de l’ancien régime qui continuent de courir le Kivu. Il paraît sincère quand il affirme que sa stratégie régionale est désormais différente, même si des enfants-soldats rwandais, des kadogo sont toujours signalés au Congo. Reste aussi la question des rwandophones congolais banyamulenge divisés entre nationalistes pro-Kabila et militants du RCD-Goma proches de Kigali. Dans la région, personne n’a encore vraiment renoncé à tirer les ficelles des micro-conflits locaux. En même temps, côté rwandais, certains se déclarent débordés par la décomposition congolaise qu’ils ont contribué à accélérer. Cela n’aide pas pour autant les dirigeants rwandais à comprendre, sinon accepter, la rwandophobie galopante des Kivutiens. Cela n’empêche pas non plus les cohortes de Congolais installés à Kigali de se réjouir de la sécurité dont ils assurent bénéficier au Rwanda.
Entre 1994 et l’an 2000, la transition rwandaise avait anesthésié un syndicalisme qui avait connu ses premières luttes véritables à l’avènement du multipartisme, en juin 1991. Depuis deux ans environ, il commence à renaître. L’ancienne centrale issue du parti unique d’Habyarimana a même accouché de plusieurs nouveaux syndicats, aux couleurs chrétiennes, libérales ou socialistes. En ce moment, par exemple, une intersyndicale négocie un plan social pour les 4 000 fonctionnaires que l’administration s’apprête à licencier. Les syndicats ont aussi dans leurs armoires les dossiers des policiers remerciés pour cause de restructuration. Et ils réfléchissent déjà à ce qu’il adviendra des centaines de diplômés en cours de formation. Avoir un emploi est un privilège rare. L’Imbaraga (la force) revendiquée par le syndicat des agriculteurs et des éleveurs, l’union syndicale des domestiques ou des jardiniers comme le syndicat des journalistes sont en première ligne de conflits sociaux où il ne fait pas toujours bon parler haut et clair.
Les Hutu opposés au génocide, victimes «oubliées»
Dans le Rwanda post-génocide, le mot interahamwe a repris du service, comme insulte, ou comme menace. Difficile de faire la part du vrai quand, sur le marché du travail, dans le monde des affaires ou dans le sérail politique, un concurrent tombe sur de telles accusations. En retour, les réfugiés tutsi rentrés au pays sont également parfois accusés de trop accaparer. Autre sujet de discordance très concret: le partage des terres demandés par les autorités aux survivants tutsi et la restitution des habitations hutu à leurs propriétaires. Ce genre de mesure s’avère très impopulaire dans l’électorat «naturel» du pouvoir tout en lui donnant un crédit certain du côté de ses anciens adversaires. Enfin, beaucoup ont noté (qu’ils soient hutu ou tutsi), que les chefs de file hutu de l’opposition au régime Habyarimana n’ont pas reçu d’hommage particulier pendant les commémorations du génocide. Ils comptaient pourtant parmi les premiers pourchassés et massacrés aux côtés de leurs compagnons de lutte tutsi. Bien sûr, le génocide visait la communauté tutsi dans son identité vouée à l’extermination. Mais, «pourquoi ne pas avoir honoré nommément les héros hutu qui nous ont aidé?», demande une femme en deuil qui a perdu la majorité de sa famille tutsi dans le Bugesera. Elle rappelle que les seuls qui ont survécu sont ceux que des parents, des amis ou même des inconnus hutu ont aidé. De fait, le silence sur ces derniers a des airs d’évitement.
Au début de cette année, le procureur général adjoint, Gérard Gahima, a dû «démissionner» après des révélations du journal Umuseso concernant d’importants crédits contractés, au nom de sa mère, auprès de la Banque que ce dignitaire était justement chargé de surveiller. Dès la publication, les auteurs de l’article, un ancien combattant de l’APR reconverti au journalisme et son rédacteur en chef, avaient été l’objet de menaces de mort. Réfugiés en Tanzanie, ils avaient écrit qu’ils n’avaient «pas fui le gouvernement» mais qu’ils s’étaient mis à l’abri des «abus de pouvoir» de personnages haut placés et extrêmement bien informés. Une autre tête est alors tombée, celle d’une éminence des renseignements. Chacun au Rwanda a vu la main de la première autorité de l’Etat, Paul Kagame, dans cet arbitrage favorable aux journalistes. Elu sur un score de parti unique (plus de 90% des voix à la présidentielle et la majorité écrasante aux législatives), le président Kagame paraît en effet à la fois curieux de savoir «qui pense quoi» et soucieux de sauvegarder un Etat-FPR dans lequel les voix discordantes sont vite éteintes.
(Photo AFP)
L’accusation de «divisionnisme» comme arme politique
L’opposition politique a été rangée au rayon du «divisionnisme», avec l’emprisonnement sans jugement de l’ancien président FPR, Pasteur Bizimungu, il y a deux ans et la tenue à distance de Faustin Twagiramungu. Personne ne fait vraiment semblant de croire à ces accusations qui révèlent surtout un défaut dans la cuirasse du FPR. Une manière d’avouer qu’il n’est pas certain de pouvoir convaincre par son action politique. En attendant 2010 et les prochaines élections, ces mises à l’écart donne l’avantage du «refoulé» au détenu Bizimungu. Ni Hutu, ni Tutsi du commun ne comprennent vraiment son incarcération. Mais au total, petit ou grand, chacun en conclu qu’il peut très éventuellement, en fonction de son poids, contester certaines turpitudes individuelles dans les allées du pouvoir, pourvu que la critique ne franchisse pas la ligne invisible qui sépare le haut du bas du panier. C’est vrai aussi pour les entrepreneurs. «Si vos affaires ne gênent pas, on vous laisse faire», dit l’un d’entre eux, «le match se joue très haut».
Pas question de critiquer ou même d’évoquer «l’Etat FPR» en général. Pas question de contester son magistrat suprême en particulier. Nul ne s’y risque. Beaucoup décrivent même Paul Kagame comme un homme de rigueur et de justice qui prend son temps pour faire le ménage autour de lui sans risquer de s’affaiblir lui-même. Pour le reste, il va bien falloir que les Rwandais osent s’exprimer puisque la décentralisation en cours prévoit tout naturellement celles des responsabilités. Très concrètement, il s’agit de pousser les plus démunis d’entre les Rwandais à prendre leur destin économique en main en résolvant l’équation des transport par l’attelage des animaux par exemple, en se transformant en guide touristique dans la forêt de Nyungwe (patrimoine de l’humanité), en mettant à l’embouche des moutons ou des porcs, en aménageant les terrasses familiales pour des cultures à haute intensité de main d’œuvre ou bien en choisissant entre deux systèmes d’adduction d’eau. Certains ont même déjà lancé des «cours d’économie populaire» pour apprendre aux hommes à «gérer les kilos» (bois, récoltes, bidons d’eau) transportés par les femmes, au détriment de la productivité générale.
«Aujourd’hui, tout se paie à la campagne. Elle s’est monétarisée en devenant une succursale des villes. Les ruraux partagent la condition des citadins», dit un habitant de Kibuye. Les laissés pour compte sont nombreux. Il est de plus en plus difficile de vivre en autarcie, une poignée de vaches pour le lait et la bouse comme engrais au potager, à l’écart du circuit monétaire. Les ruraux sont près à s’adapter, à changer, à se moderniser comme le demande le président Kagame. La transformation de l’économie et la mutation des esprits qu’elle exige ne peut guère réussir sans libre pensée, libre choix et libre parole.
par Monique Mas
Article publié le 12/04/2004 Dernière mise à jour le 12/04/2004 à 16:18 TU