Rechercher

/ languages

Choisir langue
 

Beaux-Arts

Delacroix donne naissance à la peinture littéraire

<EM>Dante et Virgile aux enfers </EM>dit aussi la<EM> Barque de Dante, </EM>Salon de 1822 - Delacroix 

		RMN
Dante et Virgile aux enfers dit aussi la Barque de Dante, Salon de 1822 - Delacroix
RMN
Il n’a alors que 24 ans lorsque, tout en respectant la tradition, Eugène Delacroix, avide de reconnaissance, cherche à s’imposer. Il travaille dans l’urgence en multipliant les dessins préparatoires pour chaque personnage de la composition, et il propose Dante et Virgile aux enfers au Salon de 1822: «C’est un coup de fortune que je tente», dit-il en attendant l’écho que lui enverront les critiques de l‘époque, et la fortune lui sourira immédiatement puisque le tableau sera acheté aussitôt par l’administration royale.
Le Louvre a choisi de raconter, jusqu’au 5 juillet, à travers quelque 60 pièces, la genèse d’un tableau qui avait pour vocation de sortir de l’ombre son jeune auteur. Impétueux, l’audace au bout du pinceau, Delacroix se lance avec fougue et rend hommage à Dante, le poète qu’il vénère et considère alors comme l’ «Homère des temps modernes». Tout en donnant sa propre interprétation à travers des carnets de dessins, Delacroix s’acharne dès 1818-1819 à traduire des passages de l’Enfer: il voulait «saisir [le texte] avec autre chose qu’avec les yeux» et s’indignait «contre cette page muette d’un vil papier qui l’avait remué si fortement». Il s’approprie dès lors l’oeuvre du poète, celui en qui ses contemporains saluent «la figure tutélaire des romantiques, l’image absolue du poète, le père de la modernité».

Sur un fond de ciel d’orage et de tempête, une barque tangue, dans laquelle Dante et Virgile sont debout, la main de Virgile saisissant celle de Dante «dans un geste à la fois d’amitié et de soutien». Autour d’eux, des hommes en difficulté dans la mer déchaînée s’accrochant désespérément à la barque. Symboliquement, «la solidarité des poètes, symbole de la civilisation, est en opposition avec «l’agitation vaine des damnés, image de la sauvagerie humaine».

Rappelons que Dante, qui fut aussi gouverneur de Florence, s’illustra avant tout comme poète humaniste (1265-1321), puisant lui-même ses sources d’inspiration aussi bien dans la Bible que dans l’Enéïde de Virgile. Dante et Virgile, deux figures de la littérature qui fascinèrent Eugène Delacroix.


<EM>Etude pour les murailles de la ville infernale de Dité</EM> - Delacroix 

		RMN/Michèle Bellot
Etude pour les murailles de la ville infernale de Dité - Delacroix
RMN/Michèle Bellot

«Faire un coup de fortune»

A l’approche du Salon de 1822, Delacroix se mobilise pour composer un tableau susceptible de «faire un coup de fortune» comme il l’écrit à sa sœur et à son ami Soulier. Il entend aussitôt s’appuyer sur la Divine comédie, non pas pour l’illustrer, mais pour exprimer ce qu’elle réveille en lui d’émotions. L’entreprise est audacieuse, et ambitieuse: Delacroix exploite un nouveau registre de peinture, la peinture littéraire. Le tableau est d’une grande force dramatique, «théâtralisé à l’extrême, donnant à chaque personnage une vocation de damné», explique le commissaire à l’exposition, Sébastien Allard.

Appelé quelquefois improprement la Barque de Dante, Dante et Virgile aux enfers est considéré comme un tableau de facture révolutionnaire. «Le sujet lui-même tiré d’un des épisodes les plus sombres de l’Enfer de Dante, manifeste le désir de Delacroix d’introduire dans la peinture française un univers poétique nouveau. Le peintre ose le monstrueux (…), cherche à donner du poème florentin un équivalent pictural: une de ces transcriptions qui trahissent le rêve romantique de fusion des arts», selon Sébastien Allard, conservateur au département des Peintures du musée du Louvre. Des corps noués dans la douleur, se dégage une sensualité morbide. «Le héros, qui n’a plus rien de triomphant ou de stoïque est saisi dans un moment de faiblesse, ‘source intarissable des émotions les plus fortes’» selon les romantiques, rappelle encore Sébastien Allard.

Formé dans l’atelier de Guérin, Delacroix y a rencontré Géricault. Il fut très marqué par l’expressivité que ce dernier mit dans ses tableaux. Ingres, Géricault, Rubens, Girodet ont tous incontestablement influencé Delacroix qui a construit son propre style à partir de l’observation du traitement des corps en mouvement, de la vibration des nerfs à la surface de la peau, de la lumière sur la peau des torses nus, de la force des couleurs d’où surgit la lumière. Rodin, à son tour, retiendra «cette manière de rendre le sentiment par la mobilité des muscles et le mouvement comme transition d’une attitude à une autre» qu’il appréciera chez Delacroix.

Audacieux dans le thème choisi, le tableau l’est aussi pour sa facture et son traitement. Delacroix tourne en dérision la rhétorique gestuelle «si importante dans la représentation classique»: le damné mord la barque! «Delacroix [souligne Sébastien Allard] ose même franchir l’une des frontières à laquelle Géricault lui-même s’était arrêté: la dévoration». De même, «les différences sexuelles sont abolies: la femme est empreinte de signes virils qui nient son identité». Le jeune Eugène Delacroix n’hésite pas à exacerber la tension dramatique parce que, pour lui, «il n’y a de laid que ce qui est sans caractère».

Le peintre fut longtemps obsédé par le thème de la barque battue par les flots, déjà traité par Géricault dans le Radeau de la Méduse (qui était lui-même fort inspiré par la peinture de Michel-Ange). Lorsque Géricault parvient à la fin de sa vie, c’est un vers de Michel-Ange que choisit Delacroix pour décrire dans son journal l’agonie du peintre: «Porté sur une barque fragile (…) je termine le cours de ma vie». Le choix de ce vers était une manière d’exprimer le rôle de transmission qu’avait joué le «modèle michelangelesque si présent dans Dante et Virgile aux enfers. En même temps, il soulignait la filiation du Radeau au tableau du Salon de 1822, filiation lourde à porter et dont il chercha à se défaire».

L’exposition présentée au Louvre n’est pas très grande en ce sens que le nombre des objets présentés est limité. Elle a le très grand mérite, toutefois, d’accompagner le visiteur dans sa lecture d’un tableau et de lui permettre de le replacer dans le contexte d’un courant littéraire et pictural. Esquisses et dessins préparatoires -au fusain, à l’encre, au lavis, au crayon noir, à l’aquarelle- permettent de cerner toutes les voies explorées par le peintre pour travailler l’oeuvre finale. La mise en perspective de travaux comparatifs avec ceux d’autres peintres enrichit le regard du visiteur: à titre d’exemple, l’accrochage de l’étude de dos d’après le modèle noir Joseph, pour le Radeau de la Méduse. Nul doute permis, Delacroix, «de l’art de son aîné, (il) retint la valeur expressive des anatomies».

Bien que de «composition sombre et dramatique», d’«exécution rapide et dense», cette toile, qui déconcerta quelques-uns des contemporains d’Eugène Delacroix, fut accueillie avec enthousiasme: achetée par l’administration royale, elle fut immédiatement exposée dans le premier des grands musées d’art contemporain, créé en 1818 comme une sorte de panthéon des artistes vivants, le palais du Luxembourg, à Paris. Baudelaire, rendant hommage au peintre dira, dans les Fleurs du Mal, qu’avec ce tableau, «Delacroix révolutionne le monde de l’art».


par Dominique  Raizon

Article publié le 18/05/2004 Dernière mise à jour le 18/05/2004 à 12:48 TU

Dante et Virgile aux enfers, jusqu’au 5 juillet 2004

www.louvre.fr