Arts plastiques
Giuseppe Penone, une invitation au «regard tactile»
Cèdre de Versailles [Cedro di Versailles], 2002-2003
Bois
600 x Æ 170 cm
Vue prise pendant la réalisation de l’oeuvre
Photo: Giuseppe Penone et Dina Carrara (© Adagp, 2004)
Répéter la forêt, Dépouille d’or sur épines d’acacias, Patate, Ongles, Souffle, Respirer l’ombre…On ne sait pas toujours en face de quoi on se retrouve, mais ce sont 80 oeuvres. Alors mieux vaut s’abandonner, laisser tomber les a priori, les codes, et se conditionner à recevoir, bref se laisser accompagner. Catherine Grenier, commissaire de l’exposition, a orchestré le chemin initiatique en regroupant, de façon thématique, les bois évidés avec les bois évidés, les photos de geste de l’artiste pour évoquer les premiers travaux expérimentaux dans la nature, les Empreintes, les Souffles, les Peaux, les Moulages, les Anatomies. A chaque salle, sa surprise.
A titre de surprise, ici un amas de cierges fondus recouverts d’un ongle en verre dans lequel figurent des empreintes de main d’enfant, une salle entièrement tapissée d’ongles en plâtre, une toile de 40 mètres carrés hérissée d’épines d’acacias sur laquelle, comme pour signer la présence humaine, une petite feuille d’or porte le relief d’une bouche, d’un oeil, d’un front, ou bien encore une grande fresque de 10 mètres de long, griffée de minuscules fibrilles sur laquelle est accrochée un petit oeil en plâtre perdu au centre de la surface etc…
Photo: Philippe Migeat, 2000 © Adagp, 2004
Le sculpteur veut engager une réflexion sur les correspondances existant entre nature et culture. Fondamentalement «l’artiste ne crée pas», mais il «s’interroge sur les limites de l’expérience»; il détourne la matière vivante car il ne se considère pas comme un «créateur», mais comme un «révélateur». Giuseppe Penone a rejoint un mouvement émergé à la fin des années 60, fondé par un critique d’art italien, Germano Celant. L’arte povera prône la prévalence du geste créateur sur l’objet fini, et le lien direct qu’il peut y avoir entre les matériaux naturels: «je ne cherche pas à modeler un arbre avec des formes autres que les siennes, (…) la ‘beauté’ arrive naturellement après le geste, je ne la poursuis pas» déclare savamment Giuseppe Penone. L’artiste «insuffle l’esprit à la nature»: «je montre l’invisible qui existe» dit l’artiste. C’est l’intervention de l’artiste qui est privilégiée.
Penone convoque les cinq sens à cette exploration du monde sensible. Il donne par exemple chair à l’air: Respirer l’ombre est un assemblage de feuilles de lauriers, très odoriférantes, entassées dans des cubes grillagés, et qui tapissent entièrement une sorte de crypte naturelle et, sur l’un de ces cubes est accrochée une cage thoracique en bronze dont les bronches sont des assemblages de feuilles de lauriers. Il faut alors se souvenir de cette course poursuite d’Apollon amoureux de la nymphe Daphné, laquelle se volatilise et échappe au Dieu en se transformant en feuille de laurier. Présence fluide, présence qui échappe, mémoire de présence, Penone explore là l’inspiration mythologique des métamorphoses: «je voulais visualiser l’air qui nous entoure chaque fois que l’on respire» dit l’artiste. Avec l’assemblage Respirer l’ombre, ou bien encore avec Souffle -des amphores en terre cuite à forme humaine coupées en deux- l’artiste entend exprimer la matérialité de ce qui est volatile.
L’exploration des émotions peut être plus tactile: «sculpter veut dire vivifier, donner la vie» rappelle Penone et, la vie fait partie de la mort, tout aussi «sensuelle». L’artiste détourne la matière vivante, et recouvre 40 mètres carrés d’épines d’acacias. Au-delà du travail qui peut paraître obsessionnel et névrotique, l’oeuvre interroge le visiteur: sous la saillie des épines qui blessent, qui agressent, qui meurtrissent, on relève par exemple l’empreinte d’une lèvre: la bouche est-elle douceur, volupté ou menace ? Faut-il y voir une invitation à la caresse, au baiser, à la volupté, ou une mise en garde contre ce qui va blesser ?
Les limites de la représentation
En fait, «l’artisan des correspondances», comme il se présente, est préoccupé par les analogies décryptées entre les éléments. La fresque au fusain qui s’étire sur 10 mètres de long en minuscules fibrilles n’est autre qu’une reproduction d’une peau de paupière, apparentée à la texture d’une feuille, comme si les peaux végétales, minérales, et animales tissaient entre-elles des liens inconnus, qu’explore et révèle le poète plasticien., tout en soulignant les «limites de l’expérience» et les «limites de la représentation».
L’accrochage emblématique du travail de Penone est une photographie de l’artiste qui, à la place des yeux, est doté de lentilles miroirs. Ces lentilles réfléchissent ce que l’artiste est sensé voir et qu’il donne à voir au spectateur, mais du fait même du port de ces lentilles, l’artiste ne voit plus lui-même: les deux expériences se croisent donc et ne peuvent pas se rencontrer. Ce jeu de miroir raconte toute la problématique de la relation qu’entretient l’homme avec son environnement.
Giuseppe Penone se livre à un véritable hymne à la nature. Amoureux de sa beauté il essaie d’en pénétrer les secrets. Le poète cherche à se rapprocher au plus près des origines du monde au point d’essayer de polir une pierre, comme le ferait le lit du fleuve sur des milliers d’années. Il évide des troncs d’arbres entiers jusqu’à retrouver l’amorce des branches et le cœur du bois, histoire de «remonter le temps jusqu’à la naissance de la branche [car] je pensais qu’à l’intérieur du bois, il y avait l’image de l’arbre, j’ai cherché son contact» explique Penone.
Le plasticien aime les arbres, et il a beaucoup travaillé leur chair. C’est d’ailleurs au Grand cèdre de Versailles, auquel est laissé l’honneur d’ouvrir, majestueusement, l’exposition. Ce grand chêne a été victime de la violente tempête de l’hiver 1999, qui a déraciné tant d’arbres dans le parc du château de Versailles Penone l’a racheté aux enchères, et l’a immortalisé. Cet amour pour la nature, Penone le doit à ses origines. Paysan de souche, il explique lui-même: «Garessio est un petit village situé dans un endroit qu’on appelle ‘organa’, car il résonne de tous les bruits de la vallée. Je viens d’un village de montagne, et lorsqu’à 20 ans, j’ai commencé à m’intéresser à l’art, je voulais affirmer mon identité. La nature me l’a permis. C’était le milieu que je connaissais le mieux».
Evidés, les arbres plusieurs fois séculaires se révèlent dans toute leur fragilité, comme autant de «fragments archéologiques révélant leur passé». L’artiste leur offre un autre temps de vie: en les réunissant dans une Forêt recomposée, ces arbres déracinés, dénudés, entrent dans la postérité. Faut-il y voir un message de l’art qui permettrait en quelque sorte, à travers l’empreinte, de transgresser la mort et l’oubli ?
par Dominique Raizon
Article publié le 31/05/2004 Dernière mise à jour le 31/05/2004 à 15:12 TU
Giuseppe Penone, Rétrospective (1968-2004)
Centre d’Art contemporain Georges Pompidou, Beaubourg
Jusqu’au 23 août 2004