Photographie
L’Afrique à poings nus, une épopée d’aujourd’hui
(Photo : Philippe Bordas)
L’auteur a vingt-cinq ans, en 1987, quand il découvre les bidonvilles du Kenya, une Afrique où personne ne va. Il pénètre le milieu, se fait admettre et reconnaître, il tisse des liens d’amitié, et fait ses premières photos; il y retourne en 1991 et parcourt alors le Sénégal. Après 15 années «brûlées dans cette Afrique des frappeurs, dans les banlieues perdues de Nairobi et de Dakar, je ne pouvais qu’ouvrir au diaporama d’une Afrique violente».
Le décor est violent: un amoncellement de toits de tôle ondulée se chevauchent sans laisser passer l’air ni la lumière, c’est le bidonville de Mathare Valley. Là, dans «une salle de catéchisme posée sur la cime du bidonville, entre l’église et le boulevard où glissent les bus sans frein, on pousse un battant qui donne sur des ombres. Le rouge et le vert du drapeau kenyan divisent les parois. Par les meurtrières scindées de barreaux s’écoule un ciel pauvre, une lumière piétinée par les silhouettes longues. Seuls brillent les yeux et le ciment crevé où s’abat la sueur. Cette salle de catéchisme est une salle de boxe. Je suis tombé là par hasard au début de l’année 1987 », rapporte Philippe Bordas.
A l’entrée de l’exposition, une pièce sombre, des clichés en noir et blanc, et une bande sonore, celle de l’entraînement vigoureux dirigé par David Olulu, enregistrée par Philippe Bordas. Des comptes scandés, des souffles en souffrance, la salle se transforme en bateau ivre, ivre de coups, de force et de douleur. Sur les cimaises, des regards concentrés, des yeux exorbités, des peaux cirées par la sueur, des peaux tendues sur des torses aux muscles sculptés par l’effort. L’entraînement échappe à l’exotisme: ici, en guise de gymnase, une salle glauque, et poussiéreuse, où filtre un rai de lumière à travers une meurtrière; là, une salle tout aussi lépreuse, au plafond de laquelle la lumière d’un tube de néon, crue et tranchante, fait briller la sueur qui ruisselle. Un boxeur isolé est saisi en pleine pompe, tendu sur ses avant-bras tel une sauterelle, tandis qu’un colosse aux muscles d’acier s’entraîne aux haltères en soulevant deux grosses pierres réparties sur une branche d’arbre. Deux corps furieusement noués s’affrontent dans un corps à corps de damnés, un boxeur s’acharne seul sur son punching ball le regard halluciné, et tout un groupe travaillant les abdos est arc bouté dans une même tension, comme dans une même prière.
Tous ces apprentis boxeurs qu’approche le photographe ont un seul et même espoir, celui de relever le défi du titre de champion. Ils s’entraînent tous la rage au poing, avec entêtement, dans l’idée d’emboîter le pas à Mohammed Ali qui, en 1974, plombe George Foreman d’un KO au tapis à Kinshasa. Ce jour-là, Mohammed Ali redonnait à sa communauté une noblesse bafouée par les colons. «Ce n’est que plus tard, dans les rayonnages des bibliothèques parisiennes, que j’ai trouvé trace du passé des boxeurs. Plus tard que j’ai su que les ‘rebelles sanguinaires du Mau-Mau’(ndlr : un Noir abattu s’appelle un Mau-Mau) s’étaient réfugiés, quarante avant, dans les entrailles du bidonville, à Mathare Valley, où s’agrégeait la haine contre l’Empire britannique (…). C’est bien cet entêtement mortel, cette marche forcée vers le sépulcre et la grâce que j’ai retrouvés dans le regard des boxeurs enfermés dans l’église».
«On lutte pour vaincre. Pas l’adversaire, mais l’esprit»
Lors d’un deuxième séjour, Philippe Bordas part à la rencontre d’une autre Afrique, il rencontre les «lutteurs des pauvres banlieues de Dakar, sevrés des paroles magiques des marabouts, et du chant des tambours, protégés du monde par le chœur des femmes et [par] les poèmes guerriers nés aux racines du terroir». Un film et deux salles d’exposition éclairées rendent compte, sur un fond clair, d’un autre univers, très coloré, celui des corps-à-corps en plein air des lutteurs sénégalais. Agiles, majestueux, rituellement décorés, les corps semblent déployer une puissance animale en se mesurant avec une élégance de félins. La tradition remonte à l’Egypte ancienne, et le mode de combat n’a subi aucune influence occidentale.
C’est un voyage aux sources de cette Afrique rituelle que nous convie Philippe Bordas. Les corps, noueux comme les troncs d’arbre aux pieds desquels ils s’entraînent, sont couverts de grigris. On apprend que le boxeur, sorte de demi-dieu, habité par les esprits, visité par eux, bénéficie d’un traitement particulier pour la préparation au combat. «On donne une fille au champion en sacrifiant celle qui ne peut en aucun cas le souiller. Elle doit lui donner des forces» explique un Africain sur la bande son, tandis que «d’autres filles de l’ombre, dans le secret, doivent le protéger». Elixir de vie, breuvages magiques, ablutions protègent le lutteur des maléfices terrestres et le dotent d’une force animale : «on ne lutte pas pour lutter. On lutte pour vaincre. Pas l’adversaire, mais l’esprit».
Le jour dit, les chants des guerriers, celui des femmes, et les résonances des tambours accompagnent l’entrée des protagonistes dans l’arène. Les corps souples et maquillés, couverts du sable de la piste, rivalisent de puissance. Ces fauves là ne rêvent pas de Las Vegas et de revanche sur le monde occidental; ils plongent aux sources originelles de l’Afrique, ils entrent en transe et se livrent au combat, majestueusement. Le film se termine sur une scène sublime, celle du combat de deux géants, Mustapha Gueye et Mor Fadam: après 45 minutes de lutte réglementaires, ils font match nul et ils entrent dans la légende.
par Dominique Raizon
Article publié le 07/07/2004 Dernière mise à jour le 08/07/2004 à 13:04 TU