Etats-Unis
Kerry : l’ambitieux qui croit en son destin
(Photo: AFP)
Il n’aime rien tant que relever un défi. Revenir de loin, et l’emporter au finish. Personne ne donnait cher de la peau de John Kerry à la veille des primaires démocrates, lorsque Howard Dean, dopé par son discours anti-guerre, était super favori. Mais John Kerry y croyait. Il avait placé une hypothèque sur sa maison pour financer sa campagne, et à la stupeur de ses proches, il affichait une certaine sérénité.
Tout combat est une aventure, et c’est précisément ce qui motive le candidat démocrate. Son image de premier de la classe un brin arrogant est tempérée par un goût prononcé pour le danger et les sports physiques. A 60 ans, le sénateur du Massachusetts se harnache à un cerf-volant géant pour pratiquer le kite-surf, il aime aussi le surf des neiges et le hockey sur glace. C’est toutefois sur son passé militaire qu’il a tout misé, pour convaincre les Américains qu’il saura les guider dans la « guerre contre la terreur ».
Enfant, il passe ses vacances en FranceSes origines familiales sont complexes. Par sa mère, il est le descendant d’une prestigieuse lignée d’Américains, de ceux qui ont fondé l’Amérique. La famille Forbes (pas celle des milliardaires) a fait fortune à Boston en commerçant avec la Chine. Une partie de la dynastie s’est installée en Europe -la mère de John Kerry est la sœur de la mère de Brice Lalonde (ancien ministre français de l’Environnement), installée à St-Briac où le jeune John Kerry passait ses vacances lorsqu’il était enfant.
Du côté de son père, il est le descendant de juifs ayant fui l’antisémitisme qui régnait au début du 20e siècle dans l’empire austro-hongrois. Son grand-père paternel a prospéré aux Etats-Unis, avant de suicider alors que son fils (le père du candidat), Richard Kerry (le nom a été transformé, choisi au hasard en lisant une carte de l’Irlande) n’avait que 6 ans. Le jeune garçon sans père fera de brillantes études à Yale et Harvard. Avant de rencontrer en France et d’épouser une des filles Forbes. John Kerry né de cette union en 1943, à Denver, où Richard Kerry s’entraînait à piloter des avions.
Le jeune garçon grandit dans le Massachusetts et à Washington, où son père travaille pour le département d’Etat. A l’âge de 11 ans, alors que son père occupe un poste diplomatique à Berlin-ouest, John Kerry est envoyé dans un pensionnat en Suisse. Un de ses premiers éveils à la politique internationale viendra de ses promenades en vélo dans Berlin divisée.
Elève studieux passionné par les débatsAlors que les parents Kerry décident de rester en Europe, ils envoient leur fils en pension dans une école privée pour enfants riches dans le New Hampshire. Le déracinement permanent et la solitude forment le caractère du jeune garçon, qu’une grand-tante fortunée a pris sous son aile –elle paye notamment sa scolarité, hors de prix pour ses parents. John Kerry est un élève studieux, un peu décalé, mais qui excelle dans l’équipe de hockey et dans les clubs de débat –une activité qui le passionne.
Démocrate et catholique dans un bastion républicain et protestant, John Kerry fait son premier discours politique en faveur de son idole JFK. Cela passe assez mal mais qu’importe, le brillant étudiant, un peu rigide, est déjà en route pour Yale. A l’été 1962, il travaille brièvement pour la campagne de Edward Kennedy, le ténor démocrate du Massachusetts. Il flirte un temps avec le clan le plus en vue de l’Amérique. Il entretient une relation amoureuse avec la demi-sœur de Jacqueline Kennedy, ce qui lui vaudra d’être invité sur un voilier dont JFK tient la barre. Il reverra à une autre occasion le président américain et en gardera un souvenir ému. Lorsqu’il apprend la mort du président dont il partage les initiales (John Forbes Kerry, JFK) il est en plein match de football à Yale – un sport qu’il adore aussi.
Les années d’université sont partagées entre les études, l’appartenance à de nombreux clubs, et une dangereuse passion pour l’aviation et les acrobaties aériennes. C’est à cette époque que John Kerry rejoint aussi une société secrète réservée à une élite privilégiée, Skull and Bones. Ses quinze membres partagent leurs secrets personnels, leurs ambitions futures, et jurent de s’entraider et de garder secret tout ce qui se dit dans leur cercle. De nombreux membres auront des destins pleins de succès. Parmi les quelques anciens membres se trouve… George W. Bush, en personne (qui n’a pas fréquenté le club en même temps que John Kerry).
Combattant courageux au VietnamA cette époque, le jeune démocrate préfère parler du Vietnam et ne cache pas ses ambitions présidentielles. Ses talents d’orateur le désignent pour livrer un discours de fin d’année au nom de sa promotion (un insigne honneur) qu’il consacre à une virulente critique de la politique étrangère des Etats-Unis.
Parmi ses meilleurs amis se trouve Dick Pershing, le fils du célèbre général, qui l’entraînera avec deux autres camarades à se porter volontaire pour partir se battre au Vietnam. En 1968, alors que les premières manifestations anti-guerre enflamment l’Amérique, John Kerry est dans le Golfe du Tonkin, où il apprend avec amertume la mort de son ami Dick.
Officier en charge d’une vedette de combat, John Kerry est un combattant courageux, intrépide, peut-être trop parfois, qui n’hésite pas à ouvrir le feu ni à abandonner sa vedette pour poursuivre à pied l’ennemi. Mais il est aussi bouleversé par les horreurs de la guerre et apprend la mort de cinq de ses amis. En 1969, avec d’autres officiers, il tente de forcer le commandement à revenir sur des règles d’engagement qui mettent les civils en danger. C’est à cette époque que selon ses camarades de combat, il se comporte à plusieurs reprises de manière héroïque. Il est décoré à de nombreuses reprises et blessé légèrement trois fois. Cela lui donne le droit de rentrer aux Etats-Unis.
Kerry dénonce les horreurs de la guerre du VietnamC’est le début des années chevelues et rebelles. En 1969, plus d’un demi-million de jeunes Américains se battent au Vietnam et plus de 30 000 y ont déjà perdu la vie. Comme beaucoup de vétérans, John Kerry revient dans un pays divisé à l’extrême. Il s’engage tête baissée dans le mouvement anti-guerre et témoigne devant le Congrès en avril, délivrant avec force un discours resté célèbre. « Comment demander à un homme d’être le dernier à mourir au Vietnam » lance-t-il. « Comment demander à un homme d’être le dernier à mourir pour une erreur ? ». Il poursuit en dénonçant les crimes de guerre des forces américaines, les « viols, les oreilles coupées, les décapitations, » la torture, la cruauté gratuite… Pour une partie des vétérans, qui se sentent injustement salis, cela fait de lui un traître. Ils ne lui pardonneront jamais. Ce sont ces mêmes hommes qui aujourd’hui le poussent sur la défensive en affirmant qu’il n’a jamais été le héros qu’il prétend être.
Après ce témoignage, le président Nixon le prend personnellement en grippe et voit en lui en danger. Contrairement aux autres militants anti-guerre, John Kerry n’est pas un hippie barbu et communiste. Il parle vrai et sait convaincre. Pour le faire taire, le président américain demande à ses collaborateurs de fouiller dans la vie du jeune démocrate pour y trouver de la boue. En vain. Tout juste peuvent-ils l’accuser d’être un enfant de riche se faisant passer pour un homme du peuple. L’argument porte chez certains vétérans issus de milieux ouvriers qui voient dans John Kerry un opportuniste cherchant à faire carrière en s’emparant de leur cause.
En 1970, après avoir jeté une partie seulement de ses médailles, John Kerry continue sur la voie du succès en épousant une jeune femme riche, Julia Thorne, la sœur de son meilleur ami. Il est alors de toutes les manifestations. Il fait l’objet d’un reportage sur la prestigieuse émission 60 minutes, où on lui demande si il veut devenir un jour président, et on le voit au côté de John Lennon. En 1972, il tente de transformer cette notoriété en un siège au Congrès mais échoue lamentablement après avoir remporté la primaire. A l’époque déjà, il doit se forcer à serrer des mains et à ménager les susceptibilités des autres Démocrates.
Guidé par le destin qu’il s’imagine, il se lance en politiqueIl se lance alors dans le droit et devient procureur en 1976, à l’âge de 32 ans : un choix peu conventionnel pour un rebelle. Il a deux filles, il lance des réformes libérales, il s’attaque aux criminels en col blanc, au crime organisé. Jugé trop ambitieux, il est poussé à partir et ouvre son propre cabinet d’avocats, qu’il développe avec un certain succès jusqu’à ce que les ambitions politiques le rattrapent.
En 1982, il est élu gouverneur adjoint du Massachusetts. Mais sa femme, qui souffre de dépression, le quitte. Toujours guidé par le destin qu’il s’est imaginé, plus mûr, il parvient en 1984 à décrocher un poste de sénateur. Au comité des relations extérieures du Sénat, il prend part aux enquêtes sur le financement des contras au Nicaragua avec l’argent de la drogue, et sur les ventes d’armes à l’Iran.
Sa carrière politique est enfin sur les rails, mais son divorce l’a laissé empêtré dans des problèmes financiers. Il donne des discours payants, parfois devant des groupes pouvant tirer avantage de sa position. Il vit souvent chez des amis, mène une existence un peu errante et a des aventures avec des starlettes de Hollywood. Pour sa campagne de réélection en 1990, il sacrifie au rituel en avouant avoir fumé de la marijuana, une seule fois, pour essayer, et sans avoir aimé. Il est réélu avec 57 % des voix mais ne parvient pas à se faire apprécier de ses collègues ni des militants démocrates qui le moquent pour son goût des caméras.
Il vote pour la guerre en IrakEn 1991, il vote contre l’autorisation de l’emploi de la force contre l’Irak, avant de se rallier à l’offensive. Il votera pour la deuxième guerre du Golfe, avant d’en critiquer le déroulement et de refuser de voter les fonds demandés par le Président. Cette double erreur est un des boulets les plus pesants de sa campagne. Il s’enterre dans des explications trop complexes et prête le flan aux railleries du camp Bush qui le caricature aujourd’hui en « retourneur » de veste.
En 1992, des rumeurs dans la presse affirment que des prisonniers Américains sont toujours détenus au Vietnam. Il enquête et prouve que les rumeurs sont fausses, puis, avec le vétéran républicain du Vietnam John McCain, se fait l’artisan de la réconciliation avec le Vietnam. Aujourd’hui encore, les deux hommes se respectent profondément et se protègent mutuellement des attaques injustes concernant leur passé militaire.
En mai 1995, il a 51 ans lorsqu’il épouse Teresa Heinz, 56 ans et veuve du sénateur John Heinz, rencontrée au sommet de la terre de Rio. Héritière des fameux ketchup Heinz, elle est l’une des femmes les plus riches du pays.
Un certain égocentrismeEn 1996, son siège est menacé. On lui reproche des effets d’annonce pas toujours suivis d’effets, et un certain égocentrisme (JFK, Just For Kerry se moquent ses opposants). Mais comme toujours, sous la pression, il offre le meilleur de lui-même et se fait réélire avec l’aide de ses compagnons d’armes qui chantent alors ses louanges. Ce sont ses mêmes compagnons qui aujourd’hui travaillent à son élection. Mais cela suffira-t-il ? Probablement pas.
Avant John Kerry, d’autres héros de guerre ont brigué sans succès les plus hautes fonctions. Pour l’emporter, le candidat démocrate doit se débarrasser de son image d’intellectuel aristocrate maniant avec délice les subtilités du discours contradictoire, pour apparaître comme un homme simple, direct, capable de diriger l’Amérique en ces temps troublés.
par Philippe Bolopion
Article publié le 01/09/2004 Dernière mise à jour le 01/09/2004 à 12:45 TU