Visa pour l’Image
Les photos d’Abou Ghraib en question
(Photo : DR)
De notre envoyée spéciale à Perpignan
«Mais arrêtez de me parler de ces photos : il y en a 19 sur les 12 000 montrées à Perpignan!». Il n’en peut plus, Jean-François Leroy. Et il s’énerve, hausse le ton, fustige le suivisme de la presse… C’est bien simple : le fougueux Directeur de Visa ne veut même plus évoquer ces clichés d’Abou Ghraib, qui ont déjà fait le tour la planète et qui font encore, qu’il le veuille ou non, événement à Perpignan.
En un sens, on le comprend. La grand messe du photojournalisme va bien au delà d’une simple poignée de clichés, fussent-ils les plus célèbres du monde. Visa, c’est une trentaine d’expositions, des soirées de projections, des débats… et l’occasion unique pour les professionnels du monde entier de faire le point sur un métier en pleine mutation. Alors, pourquoi se focaliser sur une petite vingtaine d’images (techniquement médiocres) quand il y a tant à regarder par ailleurs ? Parce qu’elles sont, justement, au cœur des grands débats et des grandes interrogations qui traversent le photojournalisme.
L’hiver dernier, avec la révélation de ces images chocs, le monde découvrait les supplices infligés par des soldats américains à leurs prisonniers irakiens. Séisme politique et journalistique. Car ces photos, qui resteront parmi les plus marquantes de l’année, n’ont pas été faites par des reporters - observateurs extérieurs et professionnels - mais par des amateurs. Plus grave : elles ont été prises par des acteurs impliqués dans la situation qu’ils photographiaient. D’où le malaise.
«Sans ces images, personne n’aurait su ce qui se passait à Abou Ghraib»
Ces images avaient-elles leur place à Visa ? «Evidemment, répond, toujours énervé, Jean-François Leroy. Ce n’est pas la première fois que nous montrons des photos d’amateurs. Celles-ci n’ont pas été prises comme des témoignages, mais comme des trophées. Imbéciles et éloquents. Il faut donc les prendre comme elles sont : des documents.» En aucun cas donc, elles ne peuvent remplacer les images d’un reporter qui aura préparé son sujet et qui le réalisera avec les exigences de recul et de neutralité du journaliste aguerri. Sur ce point, tout le monde est d’accord. «Je ne me sens pas menacé par une quelconque concurrence», renchérit le photographe Karim Ben Khelifa, de retour de Bagdad. «Quand j’étais en Irak, je n’ai pas pu entrer à Abou Ghraib. Aucun journaliste n’a pu y entrer. Sans ces images, personne n’aurait su ce qui s’y passait. C’est très bien qu’elles soient sorties, et c’est normal qu’elles soient ici».
L’immense majorité de ses collègues semble s’être rangée à cet avis. Certains auraient même souhaité aller plus loin : faire concourir les images d’Abou Ghraib pour le Visa d’or, la palme du festival. C’est surtout là que s’est concentrée la polémique. Car à ce souhait, Jean-François Leroy a opposé un veto sans appel. «Nos prix saluent le travail, l’œil et le parti pris journalistique d’un photographe. Ici, il n’y en a pas. Et puis à qui aurait-il fallu envoyer la récompense ?». Chapitre clos.
Reste que ces si fameuses photos continuent de poser question. Et si demain, les images de ce type se multipliaient ? Si elles devenaient des vecteurs ordinaires de l’information ? Si les agences et les médias se mettaient à distribuer des petits appareils numériques à des amateurs d’Irak ou d’ailleurs ? Evidemment, cela économiserait de sérieux frais de reportage, tout en évitant aux envoyés spéciaux de courir trop de risques (l’enlèvement de Christian Chesnot et de Georges Malbrunot, dans tous les esprits ici, montre une fois de plus à quel point les journalistes sont devenus des cibles).
Mais si la photo amateur devait supplanter la professionnelle, ce serait l’information toute entière qui se trouverait en péril. Quelle distance alors entre le photographe et son sujet ? Quelle garantie rédactionnelle ? Quels garde-fous contre les manipulations ? Déjà, les perspectives de dérapages sont vertigineuses. Elles le sont tellement que la plupart des photoreporters se rassurent. «Jamais une image amateur, même exceptionnelle, n’aura la valeur d’un travail de pro», disent-ils en chœur. C’est vrai. C’est même évident. Il suffit juste que le système médiatique, soumis à des exigences de rapidité et à des pressions financières accrues, ne l’oublie pas.
par Valérie Lehoux
Article publié le 04/09/2004 Dernière mise à jour le 06/09/2004 à 07:33 TU