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Estampes japonaises

«Le monde flottant» des plaisirs éphémères

Torii Kiyonaga<BR><I>«&nbsp;Représentations populaires des douze humeurs du temps&nbsp;» <BR></I><I>La bourrasque d’automne<BR></I>1782-1783<BR>24,5 x 18&nbsp;cm<BR><I>Nishiki-e<BR></I>Musée national des Arts asiatiques<BR>Guimet, Paris
Torii Kiyonaga
« Représentations populaires des douze humeurs du temps »
La bourrasque d’automne
1782-1783
24,5 x 18 cm
Nishiki-e
Musée national des Arts asiatiques
Guimet, Paris
A travers une exposition intitulée «Images du monde flottant», le musée du Grand Palais instruit le visiteur de l’art de «se laisser flotter comme flotte la gourde au fil de l’eau»: il est autrement dit invité à découvrir, jusqu’au 3 janvier, la représentation du monde de l’ukiyo-e (qui signifie littéralement «le frivole», «le fluctuant». Issues de collections publiques et privées japonaises, américaines, anglaises et de l’exceptionnel fonds d’estampes du musée Guimet des Arts asiatiques à Paris, plus de deux cents œuvres évoquent la vie dans les quartiers de plaisir qui, au XVIIe et XVIIIe siècle, se développent dans les grandes villes japonaises, notamment à Kyoto, Osaka, et Edo (actuelle Tokyo, capitale du pays depuis 1603).

L’exposition s’ouvre sur des «tagasode», de grands paravents sur fonds d’or défiant totalement nos lois de la perspective, cernant, dans un même espace, des sujets de face, d’autres de profil, certains vus d’en haut et d’autres d’en bas, ce qui au final confère aux scènes une grande animation. Les «Divertissements à Higashiyama» (époque d’Edo, 17es. Kyoto) représentent des scènes de genre comme le passage des saisons, ou bien le voyage et l’attrait de sites prestigieux, tels que le mont Fuji ou le sanctuaire shintô surplombant la baie d’Osaka: les voyageurs et les pèlerins sont en marche, le sac sur l’épaule, le bâton à la main. Y sont aussi représentées des saynètes autour de jeux traditionnels comme le tir à l’arc, les jeux de dés, les jeux de baignade ainsi que des saynètes de la vie quotidienne: des femmes se coiffent, d’autres prennent le thé, pratiquent ou écoutent de la musique, des enfants se poursuivent, une assemblée «Danse sous les érables» tandis qu’une autre «Pique nique pour admirer les cerisiers en fleurs». L’ensemble, exercé avec minutie, traduit toujours une grande variété de costumes.

Puis, des œuvres plus tardives, peintes par des anonymes, décrivent les «Divertissements» dans des jardins ou des pavillons encore imaginaires, ceints de volutes dorées, qui préfigurent les occupations badines du «Monde flottant», des scènes de massages capillaires, des attouchements plus indiscrets, des badinages, des amants lovés, des amants épiés. Témoignant d’un degré de civilisation qui n’avait rien à envier à l’Europe à la même époque, Edo devient alors la matrice de cette nouvelle expression d’un art de vivre qui incite à contempler la lune et les cerisiers en fleurs, mais aussi aimer le vin, les femmes et les chansons.


Kitagawa Utamaro<BR><I>Femme se poudrant le cou<BR></I>1795-1796<BR>36,9 x 25,4&nbsp;cm<BR><I>Nishiki-e<BR></I>Musée national des Arts asiatiques<BR>Guimet, Paris
Kitagawa Utamaro
Femme se poudrant le cou
1795-1796
36,9 x 25,4 cm
Nishiki-e
Musée national des Arts asiatiques
Guimet, Paris
«Images du monde flottant», le titre intrigue ? C’est délibéré. Le visiteur entre dans le monde sensuel des corps enroulés dans les kimonos lumineux, soyeux et chamarrés, des regards qui obliquent par-dessus l’épaule, des têtes inclinées, des nuques aux coiffures soignées. C’est l’ukiyo-e. L’ukiyo-e, «le monde flottant», est la reviviscence d’un concept bouddhique qui désigne à l’origine un monde présent, transitoire et illusoire, donc par essence douloureux, empli de peines et de souffrances. Mais, au XVIIe siècle, à partir de la florissante époque d’Edo, devenue capitale shogunale d’un Japon pacifié (1603), le sens du vocable évolue: le «Monde flottant» demeure certes éphémère, mais il devient riche et prospère, empli de plaisirs et de jouissances. «La connotation mélancolique originelle  fait place à une quête hédoniste assumée, constitutive de l’esprit des citadins de la capitale, les enfants d’Edo (edokko)», explique Hélène Bayou, conservatrice du musée Guimet et commissaire à l’exposition.. On assiste à cette époque, dans la peinture, à l’émergence d’un genre nouveau, celui de l’ukiyo-e, quintessence du raffinement d’un art représenté par une école célèbre, celle de Kanô, spécialisée dans les représentations des principales figures de ces quartiers, à savoir: les courtisanes, les danseuses et les actrices du théâtre kabuki -un théâtre initialement interprété par des femmes dans la rue-, célébrées comme de véritables icônes. La culture d’Edo fut qualifiée d’«hédoniste» et de «libertine».

«Les maisons vertes»

Les quartiers de divertissements apparaissent à la lisière des grandes villes, ce sont les «maisons vertes» des courtisanes dans les quartiers de Yoshiwara, où les reines sont réparties selon une hiérarchie de huit échelons. La mise en scène de l’exposition y fait discrètement allusion en reprenant avec sobriété et élégance la couleur vert bambou pour toile de fond sur les murs, le parquet et les cimaises. «Les commanditaires de l’ukiyo-e sont les citadins récemment enrichis dans le commerce (…) leurs goûts picturaux reflètent une attitude existentielle nouvelle, vouée au culte de la beauté et des plaisirs». La féminité est au centre des représentations de cet univers sensuel et poétique:  des silhouettes menues ondulent dans de grands kimonos aux motifs luxuriants et aux couleurs chatoyantes. Le kimono est investi de toute une charge érotique: le représenter seul sur un portant, c’est évoquer les effluves de parfum qui se dégagent des manches, dans le sillage d’une élégante. Parmi les œuvres éblouissantes «Beauté, de qui sont ces manches ? » (Tagasodezu Byôbu, 17e), un paravent qui se déplie en six volets et qui présente des kimonos, pliés, posés sur un portant, est allusif: ces kimonos appartiennent à une beauté déshabillée; ils sont étoffés de la charge sexuelle d’une beauté absente et désirée.

 «Les divertissements dans une résidence» se déroulent dans des espaces dévolus au plaisir. Au XVIIe siècle, les trois quartiers de plaisir les plus célèbres s’appelaient «la plaine des roseaux» (Yoshiwara, à Edo), «l’ilôt des roses» (Shimabara, à Kyoto), et «la nouvelle ville» (Shinmachi, à Osaka). Un tableau, «Vue en perspective d’un quartier de plaisir», raconte la vie dans l’enceinte dévolue au plaisir. En dehors de l’enceinte, un pauvre tend la main. Un grand panneau explique au visiteur comment l’atelier Kaigetsudô était localisé à proximité d’un quartier de plaisir pour répondre à deux demandes: celle des visiteurs  fortunés qui souhaitaient acquérir un souvenir aussi fidèle que possible des heures égrenées en compagnie de courtisanes célèbres; puis, celle de clients plus modestes qui ne franchissaient pas l’enceinte du quartier réservé, et qui n’accédaient à ce monde fantasmé que par la possession d’images évocatrices. A l’abri de ces enceintes, s’élaborèrent une esthétique et des codes très particuliers assurant le succès des estampes.

Chôbunsai Eishi <I>Concours de plaisirs des quatre saisons&nbsp; </I>1794-1801 Kakémono 148 x 80,5 cm Couleurs sur soie Collection particulière, Copenhague
Chôbunsai Eishi Concours de plaisirs des quatre saisons  1794-1801 Kakémono 148 x 80,5 cm Couleurs sur soie Collection particulière, Copenhague
















 






«Etreintes sous le Kotatsu»

Le second étage de l’exposition est dévolu aux shunga, «les images de printemps», c’est-à-dire les estampes érotiques, -un art qui ne semble pas trop se soucier de l’anatomie, soit dit en passant- mises en scène dans des alcôves rose thé, sur des présentoirs peints en rouge. «Etreintes sous le kotatsu», «Sous la moustiquaire», «Concours de plaisir des quatre saisons», «Douze chemins de volupté», «Rosée sur les chrysanthèmes», «La charrette», «Dix scènes d’amour» etc. peuvent sembler d’un registre différent par rapport au reste de l’exposition, mais Hélène Bayou s’en défend, soulignant au contraire que le fil conducteur est celui de la figure et du plaisir, et de la figure paradoxale du corps dans l’art japonais «jamais nu, toujours déshabillé», dévoilé par un pan de kimono soulevé. Timothy Clark, conservateur en chef du département du Japon au British museum de Londres explique: «la première et évidente qualité des shungas est de montrer le toucher, les corps littéralement lovés les uns contre les autres, dans une infinie variété de poses et des états d’abandon passionné les plus extravagants».

L’exposition, enfin, rend compte de l’évolution picturale vers plus d’individuation des personnages, et les œuvres des grands maîtres comme Torii Kiyonaga et  Kitawaga Utamaro complètent l’évocation de l’ukiyo-e. Les personnages n’appartiennent plus à une fresque. Les silhouettes allongées, les positions alanguies sont étudiées pour telles, et les paysages semblent répondre. Utamaro resserre ses compositions sur le modèle à mi-corps ou en gros plan autour du visage, explorant la psychologie des personnages, et recherchant l’expression des sentiments mouvants: «Une autre liberté évidente accordée aux shunga, outre le contact physique, était que les visages pouvaient exprimer une grande variété de sentiments et d’émotions passionnés, y compris l’extase et la béatitude», explique encore Timothy Clark.


par Dominique  Raizon

Article publié le 05/10/2004 Dernière mise à jour le 05/10/2004 à 14:50 TU

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Peintures et estampes japonaises au Grand Palais

[29/09/2004]

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