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Peinture

Foujita, le Maître japonais de Montparnasse

Autoportrait, 1952
Autoportrait, 1952
Entre la Bretagne et le Japon, l’histoire d’amour a plus d’un siècle: Foujita, qui connut les heures les plus chaudes de Montparnasse au début du siècle dernier, était tombé comme ses compatriotes sous le charme de la baie de Dinard. Pour rendre un hommage au peintre japonais, le musée du Montparnasse à Paris lui a organisé une escale bretonne à Dinard, «la perle de la côte d’émeraude». Toute la ville s’est mobilisé l’été dernier en organisant plusieurs manifestations autour de l’exposition, et du Japon. Le palais des arts fête les derniers jours de la rétrospective consacrée à l’œuvre de Foujita, autour de 160 documents dont 30 datant de 1917 à 1920, et pour certains inédits.

Le moins que l’on puisse dire c’est que les trois grandes salles du palais des arts proposent, dans un itinéraire à la mise en scène japonisante, des œuvres d’une très grande variété: des toiles minimalistes, épurées, avec de grands espaces vides et des regards silencieux, des corps alanguis, des visages impassibles; des corps de femmes mêlés, des enfants graves et trop sages qui ne jouent pas avec leur poupée, des Vierges à l’enfant; et puis aussi, des toiles extrêmement chargées, colorées, animées, entièrement remplies de détails dans tous les recoins, des scènes d'apocalypse, d’enfer et de paradis; entre les deux pôles, une salle consacrée à de merveilleux dessins à l’encre aux lignes souples et précises, où seuls les pleins et les déliés suffisent à révéler les volumes. On peut mesurer, à travers le film adossé à l’exposition, que la commissaire Sylvie Buisson et le délégué aux arts plastiques, Elie Szapiro, qui ont conçu et organisé cette manifestation, n’ont pas eu la prétention de présenter de façon exhaustive la diversité de l’œuvre de Foujita; mais, aux toiles et aux dessins exposés, l'addition de quelques sculptures, d'une trentaine de photos, et d'un petit film exécuté par Foujita lui-même, attestent de la variété de l'investigation de l'artiste. Au final, l'exposition met bien en valeur ce pont entre l’Extrême-orient et le monde occidental que représente à elle seule cette œuvre.


Au café, 1949
Au café, 1949

Tokyo et Paris sont les deux patries de naissance et de cœur de Tsuguharu Foujita (qui signifie dans l’ordre: héritier de la paix et champ de glycines) : «Mon corps a grandi au Japon, mais ma peinture a grandi en France», disait Foujita. Lauréat de l’école des Beaux-arts de Tokyo, le peintre ne rêve que de se faire un nom en France. Il débarque en 1913 à Montparnasse, en pleine effervescence cosmopolite du monde artistique: il a 27 ans, une solide formation classique, il est pétri de culture traditionnelle et lettrée; il est excentrique, ouvert au vaste monde, et n’a aucune difficulté à se faire des amis dans les milieux les plus variés: d’origine aristocratique, il cultive une allure de dandy. Cet homme, styliste à ses heures pour créer sa propre garde-robe, originale et raffinée, séduit le milieu de la mode avant-gardiste; il infiltre les salons littéraires et les milieux parisiens les plus huppés. Mais Foujita est avant tout peintre, il est venu en France avec l’ambition d’y être consacré dans ce domaine, et il partage de près la vie de ses compagnons de bohême: leurs fêtes et leurs difficulté de vie, leurs modèles aussi, dans les ateliers.

Proche des poètes et des peintres qui sont au cœur de la vie artistique du début du siècle, il fréquente Apollinaire, Diego Rivera, Desnos, Picasso, Modigliani, Van Dongen, Soutine, Derain, Kisling, et Braque parmi d’autres. Cette vie luxuriante, riche de rencontres très variées, de plusieurs voyages aller-retour entre la France et le Japon, mais aussi dans différents pays d’Amérique latine, va structurer sa personnalité, et façonner sa quête personnelle. Ce brassage des cultures va se retrouver indéniablement dans sa grammaire picturale si singulière.

De la culture nippone, on retrouve d’une manière générale dans son œuvre une prévalence de la forme et du dessin, le goût calligraphique pour la précision et la finesse du trait, la peinture comme écriture du silence, les aplats de couleur des estampes japonaises, les traits plus larges assortis d’un travail à l’estompe, l’utilisation du vide comme élément structurant de la composition -comparable à celle qui est faite dans l’art floral japonais, l’ikebana- et le recours à l’encre de Chine. A titre d’exemple, le Portrait de jeune fille (1923) est codé: «la jeune fille tient un petit brin d’herbe, une minuscule fleur, des éléments qui rappellent au samouraï la fragilité et la beauté de la vie, inscrits dans la religion bouddhiste et shintoïste, les deux religions au Japon», est-il précisé au visiteur en annotation.

Le petit écolier en blouse noire, 1918
Le petit écolier en blouse noire, 1918

Des influences occidentales, on retrouve une parenté avec les nus et les visages peints par Modigliani, comme par exemple dans Le Petit écolier en blouse noire (1918) –Modigliani, un ami près duquel il souhaitait être enterré. Les grands fronts bombés et les visages ovoïdes sont inspirés de ceux de Constantin Brancusi. Dans les visages de la Buveuse d’absinthe (1917) et du Portrait d’homme au long nez, (1916) effleure la sensibilité de Picasso pour les masques africains, la recherche de l’épure des lignes à la manière des cubistes et l’exploration des couleurs. Profil de femme allongée (1926), pourrait rappeler le travail d’un Matisse, ou d’un Cocteau. Dans les Baigneuses (1917), les recherches de Picasso ne sont pas loin non plus. Or, Picasso, rencontré dès le deuxième jour de son arrivée à Paris, fut une révélation pour Foujita; dans le superbe catalogue de l'exposition (édition du musée Montparnasse), Sylvie Buisson rapporte ce propos du peintre: «A peine revenu de chez Picasso, je suis rentré chez moi, et j’ai jeté par terre toutes mes couleurs et mon matériel de peinture (…) déjà je brûlais d’oublier toutes les techniques que j’avais apprises au Japon, de comment tenir sa palette, à la manière de laver les pinceaux».

Tsuguharu Foujita, le «sensei»

Mais on n’oublie pas sa culture d’origine sur un simple coup de pinceau, et Foujita a su apprivoiser la mixité: le Baiser des colombes est à ce titre emblématique, qui traite de la paix de façon discrètement allégorique, à la manière des compositions-paraboles affectionnées par les Japonais. Foujita, connu pour ses odalisques, fut couronné de succès en 1922 pour son Nu allongé: le corps laiteux sur fond noir rappelle les signes d’opposition taoïstes du ying et du yang. Le triangle pubien noir est au centre de la grande toile, à l'image de la femme qui est à l’origine du monde: il se trouve lui-même au centre d’un corps couleur ivoire. Foujita réalise aussi une synthèse entre deux savoir-faire, en mélangeant des techniques de façon audacieuse comme par exemple en utilisant l’encre et l’huile, ou en utilisant l’encre sur toile. L’usage qu’il fait de la feuille d’or est également une passerelle entre les deux types de peinture puisqu’elle est utilisée dans la peinture italienne et dans la peinture traditionnelle japonaise; or,  Foujita a été inspiré par les madones florentines et siennoises de la Renaissance italienne, de Raphaël à Léonard de Vinci -Vinci qu’il admirait tant qu’il choisit d’en porter le prénom lorsqu’il s’est convertit au christianisme, en 1959.

Reconnu par tous comme une figure majeure de l’Ecole de Paris, Foujita-le «sensei» (le Maître, en japonais) tient la palme de la notoriété de la peinture nipponne au début du siècle alors qu’elle comptait une cinquantaine d’artistes venus, comme lui, se confronter au travail occidental. Mais, au-delà de la synthèse que Foujita réussit à faire entre les différents codes, sa singularité tient à son histoire personnelle. D’autres éléments de la biographie du peintre offrent quelques points de repères et d’interrogations, relatifs à une constante thématique du répertoire: des chats impassibles, des nus de femmes, hiératiques ou enlacés, des petites filles trop sages et trop graves aux grands fronts lisses, aux yeux en amande, et aux regards étranges, profonds, tristes, ou méditatifs, des Madones fragiles, des Vierges à l’enfant, des maternités très tendres. C’est un univers de toute évidence dominé par des visages d’enfants très policés et des représentations féminines douces.

On ne peut s’empêcher de mettre ce thème récurrent en perspective avec l’enfance de Foujita, sa situation de petit-dernier d’une famille de quatre enfants, très turbulent, ne tenant jamais en place, surnommé «petite carpe» par sa famille; avec sa situation également de petit garçon orphelin de mère à l’âge de 5 ans; avec sa vie sentimentale, enfin, construite comme un roman: cinq mariages, et jamais d’enfant. Rien de très surprenant dès lors dans les déclarations du peintre: «Si je devais définir la femme en un mot, ce serait ‘mystère’. L’espèce ‘femme’ est comme celle des plantes. Elle est très compliquée». Pour éviter toute méprise quant à la valeur de la comparaison, il faut se souvenir que, de l’arbre au rocher, de la plus petite fleur au plus petit insecte, tout élément naturel est, dans la religion shintoïste, élevé au rang de divinité vénérée: respectée, adorée et crainte. Mêlant sacré et profane, quatre ans avant sa mort, Foujita se met en scène, agenouillé aux pieds de la Vierge, en robe de bure,  dans le tableau Vierge couronnée par deux anges (1962).


par Dominique  Raizon

Article publié le 24/09/2004 Dernière mise à jour le 24/09/2004 à 14:11 TU

Palais des Arts, Dinard (Bretagne)