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Peinture

Edward Hopper, un américain à Paris

Le Pont des Arts, 1907. 

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Le Pont des Arts, 1907.
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Le musée d’Art américain de Giverny, en France, propose quelque 40 tableaux de l’œuvre de jeunesse du peintre né en 1882, à Nyack, une ville de l’état de New York. En 1906, Edward Hopper n’a que 24 ans lorsqu’il vient pour la première fois à Paris. Installé définitivement à New York dès 1908 (et ce, jusqu’à son décès en 1967), il reviendra plusieurs fois emménager en France, entre 1906-1910, à proximité du musée du Louvre et des quais de la Seine. Edward Hopper est un peintre franchement original. Influencé par les peintres impressionnistes qui préconisent la peinture en plein air, il reste cependant à l’écart du mouvement; il est à la croisée de deux courants, le réalisme et le cubisme, mais n'adhére ni à l'un ni à l’autre; enfin, il participe au lancement du mouvement pop art, sans pouvoir y être rattaché. Un prêt exceptionnel du Whitney Museum de New York permet de mesurer combien les années parisiennes de Hopper eurent une influence indéniable sur le style de ce peintre, que les Français n’ont découvert qu’en 1989.


Tandis qu’à Londres, la Tate Modern présente une rétrospective Edward Hopper regroupant près de soixante-dix œuvres, le musée d’Art américain de Giverny présente 40 tableaux de l’œuvre de jeunesse du peintre. Le choix du lieu de l’exposition fait référence: c’est à Giverny, où des cars entiers de touristes viennent toute l’année visiter la maison du peintre-phare de l’impressionnisme, Claude Monet, qu’est établi le musée d’Art américain.

Le style de Hopper est assez reconnaissable: il privilégie la ligne droite et coupée, et l’espace très architecturé; la lumière est généralement traitée en oblique, nette et intense, et crée des contrastes très forts entre les zones d’ombre et celles dans la lumière crue. Le vide est vertigineux. Les ciels, quand ils ne sont pas de petits bouts de ciel, ne se laissent pas regarder, les constructions envahissent tout l’espace. Quand les toiles ne sont pas vides de présence humaine, les personnages semblent désincarnés: ils sont seuls la plupart du temps, et les couples ne semblent pas communiquer.

Le silence semble tout envahir de façon implacable, comme si le temps était suspendu, comme si la ville était dépourvue d’identité, et les paysages, non moins, étaient en quelque sorte fantômes. «Cet ailleurs invisible instaure une notion de hors champs très forte», dit Richard R.Brettell dans le catalogue qui accompagne l‘exposition. Cette notion de hors champ fait référence au vocabulaire de la photographie et du cinéma. Voilà une autre caractéristique de la peinture de Hopper, les tableaux s’apparentent à des cadrages cinématographiques et d’ailleurs «Alfred Hitchcock le comprit mieux qu’aucun autre», souligne Eric Darragon dans la préface du catalogue.

Le musée d'Art américain de Giverny rappelle combien, au début du siècle, la France était un passage obligé pour les peintres qui voulaient parfaire leur formation en art plastique. A l’instar de Whistler, Sargent et Mary Cassatt, qui avaient déjà ouvert la voie, de nombreux américains s’expatrièrent en effet, fin XIXe - début XXe, pour venir à la rencontre des peintres dits «Impressionnistes», peintres par excellence des jeux de lumière et prônaient la peinture en plein air.

 «Je ne crois pas qu’il y ait une ville plus belle que Paris»

 Quand il arrive en France, Hopper a derrière lui plus de six ans d’études aux Beaux-arts; il a déjà amassé plusieurs prix, mais il ne vit pas de ses talents; il est dessinateur publicitaire et illustrateur, et il ne peint que très occasionnellement, l’été. Bien que s’affichant à contre courant de la mode, il voue une admiration «simple et sincère» aux «impressionnistes» mais, contrairement à ses compatriotes et confrères, il dit ne s’intéresser ni à Cézanne, ni à Matisse, ni à Picasso, fuir les ateliers parisiens et les milieux d’avant-garde, et préférer fréquenter seul les cafés et les musées de la capitale. Pourtant, le choc est total : «Je ne crois pas qu’il y ait au monde une ville plus belle que Paris», déclare Hopper en rentrant en Amérique, avouant par ailleurs: «L’Amérique m’a semblée tellement crue et grossière quand je suis rentré. Il m’a fallu dix ans pour me remettre de l’Europe».

Ce qui surprend tout de suite dans ses toiles, comme le souligne Richard R. Brettell, c’est que le «Paris de Hopper [ne correspond pas à] celui nouveau, des boulevards et des parcs édifiés au siècle précédent (par Haussmann). (…) Le monument du moment, la Tour Eiffel, ne figure nulle part dans ses tableaux (…). On ne voit pas de théâtre, l’Opéra est absent, pas de trace des grands magasins ni des cafés-concerts, et les bouquinistes sont invisibles : il n’y a pas de vie. Seuls deux tableaux contiennent des figures humaines». De facture réaliste, et construits de façon presque cubistes, les tableaux parisiens d’Edward Hopper présentent un visage de la capitale quasi dépourvu d’identité. Hopper peint des bouts de rues, des cours d’immeubles, des escaliers, des lieux clos, des portions d’intérieurs.

Le Bistro ou The Wine Shop, 1909. 

		(Photo : DR)
Le Bistro ou The Wine Shop, 1909.
(Photo : DR)

Hopper, un observateur détaché

Pourtant, l’exposition montre à travers un choix de tableaux, de dessins et de gravures à quel point l’expérience parisienne fut marquante et décisive pour lui. A Paris, ou bien lorsqu’il suit la rive gauche de la Seine, il plante son chevalet sur les berges du fleuve, qui deviennent le thème récurrent de ses tableaux, avec les quais, les ponts et les bâtiments qui les longent: Le Louvre et la Seine, Notre-Dame de Paris, Pont sur la Seine, Quai des Grands Augustins, Les lavoirs à Pont-Royal, le Pont des arts, Ecluse à Charenton, la Vallée de la Seine, etc...

Mais il semble que sa préoccupation ne soit pas tant de peindre le paysage typiquement parisien, que de peindre en plein air pour saisir une lumière particulière de la ville, et de traduire les subtils jeux de reflets de l’eau, et ceux de la lumière sur la pierre. «Son utilisation d’un spectre de couleurs beaucoup plus étendu qu’auparavant (beaucoup de bleu gris, de brun et de vert, d’aplats de jaune citron et de rehaut de carmin) associé à des contrastes de clair et d’obscur témoignent ainsi de son exploration des pouvoirs expressifs de la lumière. Et c’est bien la luminosité particulière de la ville que l’artiste retient avant tout de ses années parisiennes», écrit R. Brettell.

«Il semble avoir affecté d’ignorer ou de n’éprouver aucun intérêt pour la peinture française la plus avancée de l’époque. [Pourtant,] nous savons qu’il vit des tableaux de Paul Cézanne, Paul Gauguin, Gustave Courbet, Georges Seurat, Vincent Van Gogh, Matisse, Maurice de Vlaminck et de nombreux autres peintres au cours de l’année 1907, si féconde et si productive» rapporte R.Brettell,  qui précise par ailleurs qu’Hopper et Albert Marquet habitaient le même quartier, et qu’ «il eut maintes occasions de voir les tableaux du Français». Il n’est que de comparer les œuvres de Hopper avec deux toiles de Marquet mises en perspective, Le Pont Saint Michel et Quai du Louvre et Pont Neuf, pour mesurer les interférences des deux sensibilités d’artiste.

C'est un observateur en retrait donc, mais pas totalement indifférent, travaillant en solitaire certes, mais sans ignorer totalement ce que faisaient ses contemporains français. «De Marquet, il apprit [même] à «grisailler» sa couleur et à simplifier en de larges masses picturales soumises à une composition solidement maîtrisée. En effet, comme chez Marquet, celle-ci est organisée de manière à faire ressortir davantage l’ensemble architectural que la trame urbaine ou les rendus atmosphériques».

La leçon probablement la plus importante que Hopper tira des peintres français fut certainement, d’après Richard R.Brettell, «la prise en compte de la réalité matérielle de la peinture (…) il avait une prédilection pour la viscosité et la densité de la peinture à l’huile, qu’il étalait avec de larges pinceaux, en particulier pour les rendus de l’eau et du ciel. Nous connaissons à cet égard son admiration pour la pâte réaliste de Courbet».

Certes Edward Hopper se distingue sans conteste comme un peintre très solitaire. Mais s’il voulait entretenir l’image d’un peintre isolé dans la ville avec sa palette et son chevalet, indifférent à l’art en vogue au même moment, les œuvres, bien que fondamentalement personnelles et singulières, sont là pour attester du contraire.


par Dominique  Raizon

Article publié le 28/05/2004 Dernière mise à jour le 28/05/2004 à 14:00 TU

Edward Hopper,  «Les années parisiennes» 1906-1910
Musée d’Art américain de Giverny, jusqu’au 4 juillet 2004