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Arts

«Voyages dans l’intimité de l’Ecole de Paris»

Jules PASCIN<BR>«&nbsp;Portrait de Jeanine&nbsp;» 1924<BR>Huile sur toile, 92x73cm<BR>Col.part. 

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Jules PASCIN
« Portrait de Jeanine » 1924
Huile sur toile, 92x73cm
Col.part.
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Jeanine Warnod, 83 ans, est la fille d’André Warnod, un critique d’art qui, en 1925, créé de toutes pièces le terme d’Ecole de Paris, pour désigner le regroupement de très nombreux artistes étrangers alors en séjour dans la capitale. Aujourd’hui, elle réunit des fragments du passé et laisse imaginer ce qu’était l’ambiance bohême, débridée mais non moins féconde et créative de cette époque qui ne se prenait pas trop au sérieux. L’exposition se tient au musée du Montparnasse, jusqu’au 10 octobre.

Jeanine Warnod est un des derniers témoins vivants du milieu artistique des années 20 et 30. Pour cette exposition «Voyages dans l’intimité de l’Ecole de Paris», elle a rassemblé 130 documents provenant des archives familiales: des tableaux, des sculptures, des photos, des cartes postales, des lettres. L'exposition est accompagnée d'un ouvrage qu'elle vient de publier aux éditions Arcadia-Musée Montparnasse "L'Ecole de Paris". Un peu comme si l'on rentrait dans la maison de famille, comme si Jeanine Warnod ouvrait ses tiroirs et ses armoires, elle emmène le public sur les traces et dans la mémoire de son père. Elle fait revivre à travers ses trésors personnels Montmartre et Montparnasse, deux pôles où se croisent au début du siècle dernier, de très nombreux artistes venus de tous les horizons, israélites pour la plupart, et qui viennent tous chercher dans la capitale française une rare liberté d’expression.

Lorsque André Warnod créé ce terme d’Ecole de Paris, il désigne plus un fait historique qu’un mouvement artistique à proprement parler ; il désigne des artistes venus d’Europe centrale et orientale, et même d’Asie, en rupture de ban avec leurs pays d’origine, fuyant des conditions sociales difficiles, ou des traques culturelles. Qu’ils soient Italiens, Espagnols, Polonais, Yougoslaves, Russes, Roumains, Japonais ou Chinois, ils partagent une même préoccupation, celle de pouvoir épanouir leur talent avec une totale liberté de création: contre les nationalismes et la xénophobie ambiante, ils se regroupent autour des ateliers et des académies libres de Montmartre et de Montparnasse.

Jeanine Warnod nous livre au fil de sa mémoire quelques pièces en vrac du puzzle, comme autant de clefs pour tenter de ressusciter le passé. Au visiteur, il appartient de faire un effort pour reconstituer la mosaïque: les lettres du poète Guillaume Apollinaire voisinent avec des invitations au bal du Moulin de la Galette sur la Butte Montmartre, des tableaux de Picasso avec des gouaches de Chagall, des cartes postales de la Butte Montmartre encore peu urbanisée en ce début de XXe siècle avec des œuvres des parents de Jeanine –car son père se rêvait peintre avant de se tourner vers le journalisme et de se spécialiser comme critique d’art. Là tout est mêlé avec gaieté, sans doute parce que Jeanine Warnod garde des souvenirs heureux et colorés d’une époque très fantaisiste; dans un entretien diffusé pendant l’exposition, elle raconte : «les copains de mon père n’avaient pas tout à fait la même tête que les pères de mes copines, mais c’était rassurant de voir toute cette fantaisie autour de moi. Il me paraissait tout à fait normal que mon père rentre du bal des Quat’z’arts à huit heures du matin, déguisé en empereur romain, et qu’il m’accompagne dans cette tenue au lycée».

L’Ecole de Paris s’enracine donc dans une époque où prévaut, dans la capitale, un dialogue sans tabou. Sylvie Buisson, commissaire à l’exposition, rapporte ces propos d’André Warnod : «Une chose attire et retient avant tout les artistes étrangers à Paris… c’est la liberté, une liberté qu’ils ne trouveraient nulle part ailleurs, la liberté de peindre comme ils le pensent et d’exposer leurs œuvres comme bon leur semble, de vivre à leur guise, sans se soucier de la morale, des conventions, de s’afficher avec qui ils veulent, de se donner des allures qui leur conviennent, de boire quand ils ont soif, et même au-delà».

Jean-Gabriel DOMERGUE<BR>«&nbsp;Portrait d’André Warnod, soldat&nbsp;» 1915<BR>Pastel, 54x50cm<BR>Col.part  

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Jean-Gabriel DOMERGUE
« Portrait d’André Warnod, soldat » 1915
Pastel, 54x50cm
Col.part
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Autant d’horizons, autant de langages

«On moissonne à Montparnasse, mais les semailles ont été faites à Montmartre», dit André Warnod qui connaît bien le milieu artistique, car ses activités professionnelles le conduisent tout naturellement à fréquenter cet univers aussi fécond qu’agité.Au Bateau-Lavoir à Montmartre, à la Ruche ou à la Grande Chaumière à Montparnasse, la fête est quasiment un art de vivre. Jeanine Warnod se souvient comment son père lui décrivait la vie tumultueuse d’une égérie de l’époque, la belle kiki de Montparnasse, «s’effeuillant sur les marches du grand escalier au bal Bullier». L’exposition est en quelque sorte une évocation de ses promenades extra-ordinaires qui lui ont valu la primeur de rencontres avec, par exemple, Suzanne Valadon et Maurice Utrillo, Picasso, Marc Chagall, Soutine, Léger, Zadkine, Pacsin, Van Dongen et tant d’autres. Sylvie Buisson rappelle: «Son charleston de petite fille aux yeux clairs devant un Foujita en maillot de bain s’exhibant sur une mini bicyclette en 1928 à Deauville, appartient à la légende des années folles».

Ils s’appellent Amadeo Modigliani (Italie), Pablo Picasso (Espagne), Foujita (Japon) Sanyu (Chine), Marc Chagall, Serge Poliakoff, Frélègne, Kikoïne (Russie), Kupka (Pologne), Pascin (Bulgarie), Soutine (Biélorussie)etc : autant de peintres, autant de langages différents. L’unité de cette Ecole de Paris n’est donc pas immédiatement apparente, et bien souvent les peintres désignés sous le vocable n’ont en commun que le fait d’habiter dans la même ville. Ils ne sont pas venus chercher en France l’adhésion à un mouvement, ou le ralliement à un courant: ils veulent simplement exercer librement leur différence, leur sensibilité, leur humour, leur amour de la vie, leur peur ou leur pessimisme.

Toutefois, partageant une même condition d’exilé, et souvent d’artistes pauvres, ils nouent dans ces académies de peinture des liens d’amitié et de solidarité. L’atmosphère exaltante de liberté et de création, qui y règne, favorise de nombreux échanges culturels et picturaux, chacun s’enrichissant au contact de l’Autre, de son langage et de son style, et fait dialectiquement évoluer le travail de chacun. Au final, ils se constituent un patrimoine commun enrichi de toutes les interférences, en marge des mouvements de l’impressionnisme triomphant, du fauvisme, de l’expressionnisme, ou du cubisme. Il n’y a pas de doctrine, ni de chef de file, on ne s’enferme pas dans un seul moule, on croit en ce qu’on fait, on doute, et on avance dans la plus grande et la plus riche des synergies.


par Dominique  Raizon

Article publié le 14/09/2004 Dernière mise à jour le 14/09/2004 à 14:30 TU