Peinture
Józef Mehoffer invité à Orsay
(photo : Andrzej Chec)
Au début du XXe siècle, le mouvement Jeune Pologne cherchait à rompre d’un point de vue plastique avec l’héritage du passé. Ce renouveau artistique, Józef Mehoffer vient le chercher en France: il se rend à Paris en 1891, et y demeure jusqu’en 1895. L’exposition présente deux œuvres pour marquer ce passage: Place Pigalle à Paris, et Autoportrait, deux œuvres qui sont conservées au musée national de Poznan. Comme beaucoup d’artistes en son temps, il s’exprime dans plusieurs domaines, dont la peinture de chevalet, mais ses champs d’activité de prédilection restent toutefois le vitrail et la peinture murale.
Les apports de cette expérience parisienne à l’œuvre de Mehoffer a été diversement appréciée par les historiens d’art, mais, souligne Serge Lemoine, président du musée d’Orsay, si le peintre a jugé sévèrement les «exposants du Salon des Indépendants qui lui paraissent comme frappés d’aliénation mentale», son enthousiasme pour Jean-Paul Laurens et Léon Bonnat «laisse déjà entrevoir la vocation monumentale de Mehoffer, appelé à devenir après 1897 le décorateur et le grand créateur de vitraux que la Pologne a célébré de longue date, et dont le talent a été reconnu en dehors de son pays, de Fribourg en Suisse, à Saint-Louis aux Etats-Unis». Sans compter que, pendant toute cette période, le peintre polonais découvre également tous les grands monuments européens dans le domaine du vitrail -médiéval ou plus tardif.
(photo : Andrzej Chec)
Plusieurs études sur carton de projets de vitrail sont exposées à Orsay, ainsi que le vitrail Vita somnium breve, glorifiant l’immortalité de l’art, à travers des allégories représentant la Peinture, la Sculpture et l’Architecture. Zofia Golubiew rappelle dans le catalogue très soigné qui accompagne l’exposition que ce dernier fut «longtemps conçu par Mehoffer comme l’ex-libris du musée national de Cracovie qui allait alors fêter son jubilée d’argent (1902)». C’est dans l’art monumental que cet artiste s’est exprimé de manière la plus spectaculaire, notamment avec des fresques, en 1901 et 1903, devant habiller des monuments nationaux comme les cathédrales de Wawel et de Plock.
Dans la première salle de l’exposition, L’archange Saint-Michel, les Anges aux étoiles, l’archange Saint-Gabriel ont des formats gigantesques: ils devaient couvrir la totalité de l’édifice de Notre-Dame de Cracovie. Séduit par la richesse chromatique des vitraux, et la manière dont la lumière, en filtrant le verre, sublime les couleurs, Mehoffer s’intéresse à ce support. Sa découverte de l’architecture gothique à travers Notre-Dame de Paris, la Basilique Saint-Denis et les Cathédrale de Rouen, Amiens, Le Havre, Strasbourg et Beauvais, contribue aussi à enrichir ses projets de décoration des grands monuments nationaux en Pologne. Comme l’explique Anna Zenczak, conservatrice au musée national de Cracovie: «A travers toute l’Europe, sur les chantiers de restauration des églises, les vitraux anciens furent rénovés ou remplacés. A la fin du siècle, les artistes d’avant-garde qui militent en faveur d’un art décoratif et total s’intéressent eux aussi à ce domaine».
En France, «Il prête une attention particulière aux décors muraux, tant anciens que contemporains, notamment ceux de Puvis de Chavannes au Panthéon et à la Sorbonne». Le peintre ne s’intéresse pas aux seuls sujets religieux, «les cycles d’histoire de la civilisation, tellement appréciés au XXe, sont pour lui un sujet de prédilection». Son répertoire est inspiré de l’art populaire et de l’Art Nouveau, les recherches d’expression des visages sont précises et on repère les motifs floraux et les arabesques typiques de ce courant artistique, que l’on retrouvera dans les meubles dessinés par l’ébéniste LouisMajorelle.
(photo : Andrzej Chec)
De retour à Cracovie, le peintre recherche son langage propre, sans pour autant s’identifier à un courant particulier. L’ambiance intellectuelle de la ville est ouverte aux courants modernistes venus d’Occident, et Mehoffer explore activement les voies nouvelles. Il publie Remarques sur l’art et sur son rapport à la nature, une réflexion autour de laquelle «l’art a toujours transformé et transformera la nature à la recherche d’un style». La toile exposée Bibelots sur la cheminée, offre un jeu déroutant de reflets dans le miroir qui interpellent le spectateur sur ce que peut signifier le réalisme dans l’art: sous l’accumulation décorative, et étouffante, se cache une intention intellectuelle.
Mehoffer est un coloriste. Il compose des portraits et des scènes d’intérieur, s’intéresse à la matière pour rendre le soyeux des étoffes; mais, il utilise aussi la peinture comme un langage, pour exercer par exemple un regard critique sur son époque, qu’il estime atteinte d’une sorte de maladie de «collectionnite» aïgue. Europa jubilans représente par exemple, et non sans humour, une femme de chambre affalée au milieu d’un amoncellement de curiosités, la toile se veut satirique. Dans d’autres tableaux, la composition peut paraître plus insolite et déroutante, l’interprétation doit se décrypter à travers des symboles.
Le mouvement artistique international qui apparaît dans les années 1890 s’exprime essentiellement dans les arts décoratifs et l’architecture. Les thèmes décoratifs favoris sont la flore, la faune, le corps féminin; le langage stylistique est la ligne sinueuse qui serpente en coup de fouet: en architecture, le Français Hector Guimard en est l’illustration typique, qui a réalisé les entrées du métro parisien. Qu’il s’agisse de la Fresque de la chapelle du trésor de la cathédrale de Wawel de Cracovie, ou qu’il s’agisse du Fragment de projet de frise pour le Palais des arts de Cracovie, on retrouve chez Mehoffer ce vocabulaire typique de l’Art nouveau.
(photo : Andrzej Chec)
La représentation de la Nature est souvent au cœur des interrogations, parce qu’elle est aussi belle que mystérieuse. Le très lumineux tableau, L’Etrange jardin, est à lui seul un mystère. La toile est monumentale et couvre tout un pan de mur. Ce tableau représente trois personnages, la femme de l’artiste en robe de taffetas bleu et un petit garçon nu, des branches de passeroses (ou roses trémières) dans chaque main, en compagnie de la nurse; ils sont dans un verger, décoré de guirlandes de fleurs pour la fête, et la végétation y est luxuriante. Un soleil d’été éclatant inonde la scène, dominée par une immense libellule couleur or, aux pourtours cloisonnés en noir qui rappellent la technique du vitrail. Cet effet de surprise est également à relier avec une préoccupation de l’Art nouveau, d’abolir les cloisons entre les arts dits mineurs et ceux dits majeurs, et de promouvoir l’artisanat d’art.
Etrange, ce jardin l’est affectivement: le tableau est ancré dans une époque fascinée par ce qui est féerique et fantastique. On retrouve là les caractéristiques du symbolisme, un courant de peinture qui accorde la primauté au rêve, aux fantasmes, et aux visions oniriques. La libellule est un motif décoratif extrêmement répandu dans l’Art nouveau, on le retrouve très souvent dans l’Ecole de Nancy, constituée autour d’Emile Gallé, célèbre maître verrier, dans les bijoux de René Lalique; dans ce contexte, il attise l’imagination, et, tout en soulignant «la nature éphémère des moments de bonheur», il semble exalter, à travers sa luminosité dorée, les beautés de l’existence. L’imagination est attisée, l’énigme demeure. «La libellule fut immédiatement interprétée de deux façons : comme symbole du bonheur, ou au contraire comme une créature menaçante».
La saison polonaise en France propose aux Français plus de six cents manifestations jusqu’en décembre 2004, dans toutes les disciplines de l’art et de la culture, afin de souligner combien les relations intellectuelles et artistiques entretenues entre la Pologne et la France ne datent pas de l’entrée de la Pologne dans l’Union européenne. De toute évidence, au début du siècle dernier, Mehoffer participait déjà au courant artistique émergeant dans toute l’Europe occidentale.
par Dominique Raizon
Article publié le 02/07/2004 Dernière mise à jour le 02/07/2004 à 15:08 TU