Sommet de la Francophonie: Ouagadougou 2004
Abdou Diouf: un parcours
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(Photo: RFI)
L'homme est grand, très grand. Il lui a fallu apprendre à vivre avec cette particularité physique, dont il sourit aujourd'hui: sur les photos officielles, il se plaçait souvent en retrait, rappelle-t-il, pour ne pas faire ombrage à plus petit que lui (Léopold Sédar Senghor pour ne pas le citer)… mais ce n’était pas un retrait tactique! On se doute qu’un enfant ainsi doté d’une si haute stature a pu vivre ceci comme un handicap. Il se trouve, justement, qu’Abdou Diouf reconnaît avoir été timide. D’une grande, très grande timidité ? Toujours est-il que celle-ci s’est muée en réserve. En très grande réserve ? C’est le sentiment que chacun peut avoir. Réserve, raideur apparentes. Pourtant, quelle surprise quand ce corps s’anime, quand la discussion se précipite et que le rire fuse, quand le visage exprime à la fois de la joie, de l’humour, et comment ne pas en être frappé, une indiscutable chaleur.
Il reste que la personnalité de l’ancien président du Sénégal n’est pas aisément lisible, et on se doute que la politique a été une longue, longue et difficile expérience, qui a contribué à forger ce caractère assez impénétrable. La politique peut-être, mais avant tout la fonction publique dont il a connu tous les détours, au long d’une carrière qui aurait pu simplement faire de lui ce grand commis de l’État dont il garde bien des traits. De l’École de la France d’outre-mer au gouvernorat, à 25 ans, du Sine Saloum, avant de devenir l’homme de confiance, puis ( à 35 ans!) le Premier ministre de Léopold Sédar Senghor, sa vie s’est longtemps identifiée avec ce service de l’État dont il parle avec une sincère ferveur.
Il faut donc voir en Abdou Diouf d’abord le haut fonctionnaire, qui a continué aux côtés du premier président du Sénégal à assumer le rôle efficace et discret que l’on attend d’un technocrate. Premier ministre, il avait là encore pour tâche de «tenir la maison», quand Senghor, poète voyageur autant que président, glissait sur les vagues étincelantes de la diplomatie. Considérer toutefois cette première partie de la carrière d’Abdou Diouf comme celle d’un acteur de second plan, certes précieux, mais voué à l’ombre et au labeur muet, serait sans doute trompeur. Lui-même ne manque pas de le souligner: Senghor lui accorde toute sa confiance, et lui fait partager pleinement le secret des petites et des grandes décisions politiques. Y compris celles le concernant, lorsqu’on apprend que le président Senghor avait, dès 1964, vu en lui son successeur; qu’en 1977 déjà il exposait à son Premier ministre le « programme » menant à la succession; et qu’il a fallu vivre, des années durant, avec cette confidence, tout en bataillant pour éviter les chausse-trappes posées par ses concurrents à la fonction suprême.
Président du Sénégal en janvier 1981, il est jeune encore (45 ans) et entend faire coïncider le début de son mandat avec une modernisation de la vie politique. L’adoption du multipartisme intégral est la décision cruciale qui donne au Sénégal cette image, depuis lors accolée au pays, de «vitrine démocratique» de l’Afrique, à une époque où le reste du continent fait encore rimer politique avec parti unique. Mais l’édifice de l’État sorti de l’indépendance connaît aussi ses premières craquelures : le début des années 80 coïncide avec l’imposition à l’Afrique de cette politique appelée à prendre tant d’importance, l’ajustement, dit « structurel », qui signifie ni plus ni moins qu’une mise sous tutelle financière de l’État. L’ajustement dont le Sénégal inaugure, beau privilège que celui-là, la première version, et qui conduira des années plus tard aux émeutes du pain qui traversent du nord au sud et d’est en ouest tout le continent… et dont on s’apercevra un peu tard qu’il avait affaibli à un degré inouï la machine administrative africaine alors qu’il était question de la rendre plus «performante». Or, cet État chargé de tant de maux par les experts avait inclus dans son ossature, avait enveloppé de sa chair, bien au delà de ce qui était attendu de lui sous d’autres climats, toute la construction sociale de la Nation.
Après une décennie d’ajustement, la fin des années 80 sera terrible pour Abdou Diouf, même s’il lui est difficile aujourd’hui encore de trahir toute l’anxiété qui a dû être la sienne, capitaine d’un navire devenu difficile à barrer avec sûreté. Conflits sociaux, soubresauts politiques, menaces de désintégration régionale, conflits menaçants de voisinage, rien à vrai dire ne lui aura été épargné. Des années auront donc été nécessaires pour pouvoir en parler ainsi, en toute franchise et liberté, et tenter d’expliquer quelle fut sa ligne de conduite, et ses convictions soumises aux infléchissements de la réalité et du pragmatisme. Se dresse face à lui sur cette scène troublée un homme qui, par le tempérament, le parcours, est à l’opposé de tout ce qui fonde sa personnalité: Abdoulaye Wade, président du parti libéral (le PDS) est en effet un «animal» politique, un expansif adorant les bains de foule, qui sait tirer toutes les ficelles de la contestation calculée et les bénéfices de l’éloquence efficace, et se sait porté par un ardent besoin de changement d’une société paupérisée.
Abdou Diouf, lui, «gère», avec sérieux et méthode, une situation qu’il sait difficile, il se soucie du rang du Sénégal dans le monde, il veut préserver les acquis d’une société ouverte et tolérante, pétrie plus qu’ailleurs de culture et de cosmopolitisme. Les deux hommes ne parlent pas, on l’aura compris, le même langage. Et si le président sénégalais a bien entendu, comment en douter, les appels au renouveau venus principalement du peuple urbain, le plus remuant, le plus réactif, il doit aussi compter avec les résistances de son propre parti, cette grande machine socialiste héritée de Senghor dont il a fallu rénover les équipes dirigeantes sans forcément réussir à changer les réflexes. Les combats les plus rudes, reconnaît-il, n’a-t-il pas fallu les mener contre ce parti socialiste, relais bien sûr indispensable de la vie politique, à la fois populaire, mobilisateur, diversifié dans sa composition, en même temps arc bouté sur les avantages acquis et prisonnier d’une culture du consensus qui, nolens volens, ne peut qu’aboutir à clôturer le champ politique.
On n’est pas homme d’État, si longtemps, sans laisser transparaître des défauts dont les ennemis feront leur fonds, tandis que les amis n’auront vu que des qualités pouvant aussi se révéler des handicaps : Abdou Diouf se montre sans équivoque un homme de principes, peu amateur de ces louvoiements qui permettent parfois de naviguer dans le grain; il est aussi, disons-le, un sentimental, fidèle en amitié, la fidélité dût-elle mener à l’erreur de calcul. Il reviendra à l’histoire de prendre en considération tous ces éléments-là avant de porter jugement sur un parcours politique aussi nourri. Est-ce faire affront à la réalité que de constater, après tant d’épreuves et probablement quelques sérieuses déconvenues, qu’un des plus beaux gestes politiques d’Abdou Diouf fut, au Sénégal, le dernier: la reconnaissance, au terme des élections de l’an 2000, de la victoire de son adversaire fut, personne n’a pu le nier, exemplaire et digne. Au-delà du geste, de son élégance, l’acte fut certainement décisif pour le Sénégal, subitement pacifié après tant de combats menaçants et surtout rassuré sur sa capacité, et celle de ses hommes, à engendrer un changement qui ne soit pas un sauve qui peut. Du retrait volontaire de Senghor au geste de bonne volonté d’Abdou Diouf, voilà un pays qui peut asseoir son caractère national sur un symbolisme fort, et l’on ne dira jamais assez à quel point cette mémoire-là est fondatrice.
Une autre page s’est ouverte, à la fin de l’année 2002, avec l’élection au poste de secrétaire général de l’Organisation internationale de la Francophonie d’Abdou Diouf, autre événement à la forte résonance, puisque son prédécesseur au Sénégal est aussi celui qui a porté la naissance de la Francophonie institutionnelle. Premier chef d’État à occuper cette fonction, premier Africain (d’Afrique subsaharienne…) appelé à devenir le porte-voix d’une Francophonie dont on sait ce qu’elle doit au continent noir, le nouveau secrétaire général donne le sentiment d’avoir pris là un bain de jouvence. Les défis sont d’une autre nature, et Abdou Diouf sait qu’il n’a pas davantage le droit de décevoir, mais il a donné aussitôt le sentiment d’embrasser avec aisance une «cause» francophone dont l’évolution, par rapport à l’époque des premiers pas, a été considérable. Culture et politique, mondialisation et diversité sont les nouveaux pôles d’une Francophonie ayant des ambitions de grande organisation internationale. Dans le rôle de vigie francophone, face à une communauté mondiale inquiète de son devenir entre tant d’ensembles identitaires flous et revendicatifs se tient l’ancien talibé (élève des écoles coraniques) de Saint-Louis, musulman de cœur et laïque par conviction, par ailleurs ressortissant d’un pays qui a su acclimater en Afrique la plus vieille des jeunes idées… la démocratie.
Abdou Diouf est né le 7 septembre 1935 à Louga. Il fait ses études primaires et secondaires à Saint-Louis. Il débute des études de droit à la faculté de Dakar et les poursuit à Paris, devient diplômé de l'École nationale de la France d'outre-mer (Enfom), dont il sort major de la dernière promotion, en 1960. A 25 ans, il commence une carrière de haut fonctionnaire en assumant successivement les postes de directeur de la Coopération technique internationale, de secrétaire général du ministère de la Défense et de gouverneur de la région du Sine Saloum dans son pays.
Directeur de cabinet du Président Léopold Sédar Senghor en 1963, puis secrétaire général de la présidence de la République en 1964. Il devient ensuite ministre du Plan et de l'Industrie de 1968 à 1970. Le 26 février 1970, il est nommé Premier Ministre, fonction qu’il occupera pendant 11 ans.
Il devient président de la République du Sénégal le 1er janvier 1981, à la suite de la démission du président Senghor qui le désigne comme son successeur. Il est confirmé dans ses fonctions lors des élections de 1983, 1988 et 1993. Il cède sa place à Abdoulaye Wade à la tête de l'État sénégalais à l’issue des élections présidentielles de mars 2000.
Abdou Diouf a assumé les fonctions de président en exercice de l'Organisation de l’unité africaine (OUA, devenue aujourd’hui l’Union africaine) et président en exercice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’ouest (CEDEAO). Abdou Diouf a été élu secrétaire général de l'Organisation internationale de la Francophonie au IXe Sommet de la Francophonie le 20 octobre 2002 à Beyrouth. Il succède ainsi à Boutros Boutros-Ghali.
par Thierry Perret et Philippe Sainteny
Article publié le 16/11/2004 Dernière mise à jour le 19/11/2004 à 08:41 TU