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Exposition

Un passeur américain de l’avant-garde européenne

The Steerage, 1907.
Photogravure sur papier japon
Musée d'Orsay, Pho 2003 8 4
Don de la fondation Georgia O'Keeffe 

		(Photo : Adagp, Paris 2004)
The Steerage, 1907. Photogravure sur papier japon Musée d'Orsay, Pho 2003 8 4 Don de la fondation Georgia O'Keeffe
(Photo : Adagp, Paris 2004)
Photographe, galeriste, collectionneur et éditeur, Alfred Stieglitz est un actif promoteur de la modernité dans le New York du début du XXème siècle. Fils d’immigrés juifs allemands partis s’installer aux Etats-Unis, il ouvre à New York une galerie au n°291 de la Vème avenue. Cette adresse, relayée par une revue éponyme, deviendra désormais un lieu d’excellence de l’expression artistique moderne dans une ville où se pressent déjà les hommes d’affaire, les grands mécènes et les collectionneurs. A l’instar du Whitney museum de New York qui, en 1946, organisa l’exposition The pionners of modern art in America (Les pionniers de l’art moderne américain) -une exposition consacrée aux artistes défendus par Alfred Stieglitz- le musée d’Orsay offre, jusqu’au 17 janvier 2005, un retour sur image sur cette effervescence new-yorkaise à laquelle participa Alfred Stieglitz au début du XXème.

Alfred Stieglitz étudie et apprend la photographie en 1883 à Berlin. Epreuves sur papier préparé au platine ou épreuves gélatino-argentique, parmi les plus belles photos, en noir et blanc, ce sont des œuvres photographiques de Stieglitz et de ses contemporains qui sont exposées dans la première des quatre grandes salles de l’exposition. D’Alfred Stieglitz on retiendra les très beaux clichés de New York sous la neige ou dans la brume comme Winter Fifth avenue, The Flat iron (1902) ou Spring showers (1902) sur laquelle un arbre isolé et penché se détache avec précision sur un paysage flou, ou bien encore Horses (1904). De Paul Strand on retiendra le portrait saisissant d’une femme aveugle Blind (1916), de Gertrude Käsebier Spring, ou d’Edward Steichen The Flat iron (1909), une sublime épreuve à la gomme bichromatée bleu-vert qui confère au cliché la charge poétique d’un tableau impressionniste.

Ce type de photographie doit beaucoup à James Whistler et aux tableaux impressionnistes. A l’époque en fait, «la photographie est encore placée sous la coupe de la peinture et de la sculpture qu’elle s’applique à imiter». Ce mouvement appelé pictorialisme milite en faveur de la photographie artistique. The Orchard (1902) de Clarence Hudson White en est une parfaite illustration «dont la grâce savante et naïve fait penser aux compositions nabis, (et) marque l’impact des estampes japonaises», comme le souligne Françoise Heilbrun commissaire de l’exposition. Travaillés, retouchés, rehaussés de couleurs pour améliorer leur rendu, les clichés obtiennent alors un rendu qui estompe la réalité saisie lors du simple  déclenchement de l’obturateur.

Mais rapidement, Alfred Stieglitz prend ses distances et se dégage de cette esthétique fin de siècle. Il souhaite imposer la photographie comme un art à part entière, et crée une impressionnante série dédiée à «la ville de l’ambition», The City of ambition. Le célèbre Steerage («L’entrepont», 1907) est une œuvre charnière: cette photo, prise sur le pont d’un transatlantique où des candidats à l’immigration sont entassés, privilégie les cadrages extrêmement architecturés. C’est l’importance du regard qui l’emporte. L’exposition respecte le cheminement chronologique de la croisade de Stieglitz en faveur d’un art pour lequel le photographe revendique une place à part entière. En 1902, il fonde son propre groupe, Photo Secession, avec Gertrude Käsebier, Clarence White et Edward Steichen. Il fonde conjointement une revue aussi élégante qu’insolente, Camera work dans laquelle, à l’origine, sont publiées des œuvres photographiques du mouvement.

Galerie 291, «le laboratoire expérimental»

Alfred Stieglitz avait une haute idée de sa mission: il voulait éveiller à l’art le public américain. A partir de 1908, la revue s’ouvre dès lors à tous les courants artistiques et littéraires de l’avant-garde européenne. Côté photographie, Stieglitz transforme sa conception et opte pour une «photographie pure» (Straight photography), très précise. Toute une série de portraits sont autant de chefs d’œuvre d’expressions et de contrastes, celui de Francis Picabia est un bel exemple ou celui de Georgia O’Keeffe  (femme peintre, muse et seconde compagne d’Alfred Stieglitz). A ses côtés, Edward Steichen, et Frederik Evans explorent avec témérité de nouvelles techniques, qui jouent sur la lumière. Rodin, the Thinker (1902) de Steichen, est architecturé comme un tableau.

Georgia O'Keeffe, 1918 Epreuve au palladium, Musée d'Orsay, Pho 2003 8 8 Don de la fondation Georgia O'Keeffe.
(Photo : Adagp, Paris 2004)
Egalement amateur de peinture et de sculpture, Alfred Stieglitz aide les peintres en difficulté et collectionne des œuvres qu’il expose dans cette galerie qu’il appelle son «laboratoire expérimental». Dès 1907, tous ceux qui font voler en éclat les académismes du XIXème siècle sont exposés Galerie 291: Constantin Brancusi, Paul Cézanne, Henri Matisse, Pablo Picasso, Marcel Duchamp, Francis Picabia. L’exposition des dessins de nus d’Auguste Rodin fait scandale et la parution des dessins dans la revue Camera work choque. Les premières expositions d’Art nègre, du Douanier Rousseau et de Gino Severini font l’objet de controverses parmi les critiques. Maurice de Vlaminck, André Derain, Picasso et Matisse s’intéressaient déjà à cette esthétique, Alfred Stieglitz prend le relais, et participe à la diffusion de ce goût pour la beauté primitive des sculptures nègres.

Audacieux dans ses choix, Alfred Stieglitz garde le cap de la modernité, réceptif par exemple à la provocation d’un Marcel Duchamp qui, dans une perspective désacralisante, rebaptise un urinoir en Fontaine, ouvrant par là un champ artistique jusque-là inexploré. La nature et la fonction de l’art sont remis en question. Ainsi, en juxtaposant cet urinoir avec ici une vitrine de masques représentatifs de la sculpture primitive africaine -des cuillers en bois, un masque Wé, un masque Gouro- et là des sculptures épurées en bronze patiné noir et doré à la feuille de Brancusi, l’exposition rend compte du dialogue des arts entre eux, un dialogue permettant d’avancer dans l’exploration de l’expression artistique moderne. La vitalité et l’énergie de New York qui compte alors trois millions d’habitants, en font un véritable pôle d’attraction pour les avant-gardistes européens, une dynamique qui bénéficiera aux peintres américains.

Autour d’Alfred Stieglitz, l’exposition invite à découvrir les artistes modernes américains tels que Arthur Dove (Clouds, «Nuages», une huile sur sable et papier sur métal), Charles Demuth (Love, love, love, une huile sur bois de 1928), et Georgia O’Keeffe (Orange and red streak, 1919). On comprend mieux dès lors comment s’articule dans la continuité de la recherche cette émergence de la peinture abstraite américaine des années cinquante et l’art pop des années 60. Duchamp, Picabia, Kandinsky voisinent les œuvres de Marius de Zayas, de Mardsen Hartley, de John Marin dans une joyeuse émulation.

Une dernière section est consacrée d’une part aux œuvres des dernières années de la vie du photographe passeur de modernité, et d’autre part aux œuvres les plus significatives de photographes proches de sa sensibilité et de son travail comme Paul Strand et Charles Sheeler. Dans les années 1922-1924, les oeuvres d’Alfred Stieglitz rendent compte «d’une exaltation panthéiste», explique Françoise Heilbrun, «que l’artiste  tourmenté par des drames personnels éprouve devant le spectacle de la nature» à Lake George, la propriété de famille: là, il photographie essentiellement des arbres et des nuages, et les Equivalents, «dans lesquels il veut exprimer le chaos du monde et sa relation au chaos», sont obtenus avec un appareil graflex qu’il peut pointer vers le zénith. Les nuages ainsi isolés offrent des formes abstraites, et pures. Désormais, la photographie n’imite plus la peinture, elle rivalise avec elle. Alfred Stieglitz a gagné son pari.



par Dominique  Raizon

Article publié le 21/12/2004 Dernière mise à jour le 21/12/2004 à 15:04 TU

Réalisation multimédia : Pascale Hamon