Exposition
Cartier-Bresson et Giacometti, une «communauté de regards»
Henri Cartier-Bresson.
(Copyright Henri Cartier-Bresson / Magnum Photos)
L’exposition se déploie sur trois étages, dans une ancienne maison-atelier d’artiste, aujourd’hui Fondation Henri Cartier-Bresson (FHCB), située à deux pas de l’atelier où vécut et créa le peintre-sculpteur Alberto Giacometti. Se trouvent là réunis deux icônes de l’expression artistique moderne, qui se sont rencontrés en 1930 et qui ont partagé des préoccupations communes jusqu’à leur mort, et entretenu une amitié faite d’admiration réciproque: «Giacometti est l’un des hommes les plus intelligents que je connaisse, d’une honnêteté sur lui-même et sévère sur son travail (…) Chez Alberto, l’intellect est un instrument au servie de la sensibilité», déclarera Henri Cartier-Bresson (ou HCB, comme il signait): «Je suis un homme du jour, c’était un homme de la nuit», (…) «mais ce fut une joie pour moi de savoir qu’Alberto avait les mêmes passions que j’ai: Cézanne, Van Eyck,Uccello; il m’a dit des choses si justes sur la photographie et l’attitude qu’il faut avoir».
Leurs œuvres, toutes en noir et blanc, font l’objet d’une présentation très minimaliste et dépouillée dans un cadre d’architecture moderne. Il ne s’agit pas d’un regard que l’un et l’autre pourrait poser sur son ami, mais d’une mise en perspective des deux regards convergeant vers une même recherche. Dessins au crayon ou à l’encre, lithographies, sculptures en bronze, et épreuves gélatino-argentique mettent en parallèle le souci commun de saisir rythmes, silhouettes, instants fugaces, émotions. Tobia Bezzola (commissaire de l’exposition) a orchestré l’exposition autour de quatre grands thèmes: le surréalisme ou «l’instant décisif», portraits et autoportraits par les deux artistes, Paris dessiné/ Paris photographié, puis Giacometti photographié par HCB. Simplement juxtaposées, elles dialoguent silencieusement, et leurs échanges sont sobrement soulignés ici et là de citations de l’un ou l’autre des deux artistes.
«La même expérience fondatrice de l’irritation»
L’expression dépasse avant tout la simple représentation: «La réalité
n’a jamais été pour moi un prétexte pour faire des œuvres d’art, mais l’art un moyen nécessaire pour me rendre un peu mieux compte de ce que je vois», affirma Alberto Giacometti (Ecrits, édition Hermann). En fait, les deux hommes sont bien inscrits dans une même époque dominée au début du siècle par «la même expérience fondatrice de l’irritation: le caractère éphémère du visible (…). Pendant un certain temps tous deux ont cru à la promesse du surréalisme qui voulait capturer l’éphémère sous forme d’images intérieures fugaces mais parfaitement abouties», explique Tobia Bezzola. Ainsi, comme peuvent parfaitement l’illustrer l’Homme traversant une place, (1949, Alberto Giacometti) et Derrière la gare Saint-Lazare, (1932, HCB), «ce qui frappe en regardant le choix des œuvres, c’est le rythme des êtres dans l’espace, c’est la fulgurance des instants», souligne Agnès Sire, directrice de la FHCB. Henri Cartier-Bresson aimait à dire: «Nous jouons avec des choses qui disparaissent, et quand elles ont disparu, il est impossible de les faire revivre». Les deux artistes se sont toujours appliqués à traquer des moments de fragile équilibre comme l’expriment l’Homme qui chavire (bronze 1924, Giacometti), ou un cliché datant de 1964, au Mexique, où HCB a saisi un enfant qui court le long d’un mur sur lequel est peinte une montre, enseigne d’horloger «J’avais surtout le désir de saisir dans une seule image, l’essentiel d’une scène qui surgissait».
L'homme qui marche, 1947.
Alberto Giacometti
DR
Quant à la galerie de portraits, il s’en dégage toujours la même intensité. Clichés ou dessins, ils sont toujours l’expression du regard respectueux et sincère de l’artiste, c’est-à-dire de sa personnalité la plus profonde, impliquant une nécessaire sincérité: «Si, en faisant un portrait, on espère saisir le silence intérieur d’une victime consentante, il est très difficile de lui introduire entre la chemise et la peau un appareil photographique. Quant au portrait crayon, c’est au dessinateur d’avoir un silence intérieur», disait HCB. «L’aventure, la grande aventure, c’est de voir surgir quelque chose d’inconnu chaque jour dans le même visage. C’est le plus grand des voyages autour du monde», disait Giacometti. Tous deux explorant les mêmes territoires, ce sont de singulières résonances qui s’établissent ainsi entre les portraits que les deux hommes ont pu faire, l’un au crayon, l’autre avec son Leica, des portraits de Sartre, de Jean Genêt, d’Igor Stravinsky, ou bien encore d’Henri Matisse.
Homme libre, HCB déclarait : «Je ne veux être que moi-même. J’ai confiance dans l’homme, alors que je trouve la société épouvantable, sans doute. En revanche, je vois ce que d’autres ne voient pas. Alors je regarde, je regarde. J’ai du mal à écouter, mais je regarde tout le temps». A la fin de sa vie, revendiquant toujours la primeur du regard, car «l’image se compose avant tout selon ce qu’on est» HCB, à l’instar de son aîné, a exploré avec la même délicatesse et la même vulnérabilité les voies du dessin, délaissant son appareil photographique pour le crayon. Ainsi se répondent en jeux de miroirs une série de lithographies de Giacometti, Paris sans fin, et de dessins de vues de Paris par Henri Cartier-Bresson. Tous ces dessins sont soumis à l’emprise de lignes légères qui cherchent de la même manière à saisir le mouvement et les contours de l’espace.
L’exposition qui s’ouvre sur la sculpture la plus connue de Giacometti, l’Homme qui marche, 1947, un homme aux pieds lourds et aux poings serrés contre des hanches filiformes, se referme sur le superbe portrait exécuté par Henri Cartier-Bresson d’un Giacometti sous la pluie dans Paris, le pas pressé, la tête enfouie sous un imperméable, saisi avec une démarche qui n’est pas sans rappeler celle de sa sculpture.
par Dominique Raizon
Article publié le 27/01/2005 Dernière mise à jour le 27/01/2005 à 16:13 TU