Guinée
30 millions de dollars évaporés entre un ministre et un grand patron
(Photo : AFP)
Dans sa lettre, le gouverneur de la Banque centrale rappelle que lorsque l’Etat émet un ordre de paiement, celui-ci est exécuté par chèque ou même sous forme de virement mais jamais par bons de caisse, comme l’a fait Fodé Soumah au profit de Mamadou Sylla. Il reproche en outre à l’ancien vice-gouverneur d’avoir transformé en ordre de paiement immédiat des lettres d’engagement garantissant le règlement final des commandes. L’Etat guinéen a ainsi payé d’avance des 4x4 jamais livrés, pour un montant de quelque 8 millions de dollars. Pire encore, le ministre de l’Economie et des Finances, Cheikh Amadou Camara, assure aujourd’hui que ses services ont payé les factures présentées par Fodé Soumah pour justifier 22 millions de dollars de bons de caisse tirés à son initiative pour les paiements immédiats dénoncés par le gouverneur de la Banque centrale. L’Etat aurait donc payé deux fois. Un pataquès visiblement organisé et qui pourrait avoir coûté au Trésor public bien plus encore que les 30 millions de dollars évanouis dans le circuit qui mène à Mamadou Sylla.
L’Etat guinéen, un marché captif pour Mamadou Sylla
«Homme d’affaires» parti de rien, fils d’un marabout de Boké (dans le Nord-Ouest) qui avait lui-même vainement cherché fortune dans la région diamantifère de Banankore, le quadragénaire Mamadou Sylla est monté très vite jusqu’aux sommets de l’Etat. Et cela depuis septembre 2001 et l’attaque lancée contre la Guinée par des rebelles venus du Libéria et de Sierra Leone. Les mauvaises langues attribuent son ascension au trafic d’armes qui lui aurait rapidement permis de conquérir les grâces présidentielles de Lansana Conté avant de monopoliser les rares secteurs lucratifs du pays ( agriculture, bâtiment et travaux publics, hôtellerie et autres activités commerciales) représentés dans la douzaine de filiales de sa holding, Futurelec.
Globe-trotter, Mamadou Sylla s’essaie en Gambie où il est en train de construire une succursale de Futurelec et au Sénégal où il projette d’installer son siège au cœur d’un projet immobilier d’envergure. Bien sûr, il dispose de sa propre flotte aérienne pour circuler ou transporter ses marchandises en toute discrétion. Il a même fondé Air Guinée Express sur les cendres de la compagnie nationale en 2002. Il n’a pas manqué non plus, dans la même période, de supplanter le concessionnaire libanais de Toyota à Conakry. Cela a été d’autant moins difficile que, finalement, l’Etat guinéen constitue pour lui un marché captif. A 60 ou 80 000 dollars pièce, les Toyota 4X4 ouvrent bien des portes. En tout cas, pour sa défense, El Hadj Mamadou Sylla assure aujourd’hui que l’Etat guinéen reste son débiteur, y compris pour les véhicules qu’il aurait «oublié» de livrer. Habile et prompt au jeu de la calculette, il explique sans vergogne que les taux de change entre le franc-guinéen, le dollar et l’euro ont joué en sa faveur, d’une nouvelle poignée de millions. Sommé de rembourser, il réclame.
La rigueur budgétaire, condition de l’aide internationale
Rapportés aux recettes du budget de l’Etat guinéen (410, 7 millions de dollars en 2003), les 30 millions de dollars évaporés ne sont pas une goutte d’eau. Surtout dans un pays où le déficit budgétaire (quelque 300 millions de dollars en 2003) creuse une dette extérieure estimée à 3, 25 milliards de dollars en 2001. La Guinée a connu récemment des émeutes de la misère. Elle ne reçoit plus d’aide multilatérale depuis que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international lui ont coupé les vivres en 2004 pour «défaut de paiement». Mais une lueur d’espoir était en train de se profiler avec en particulier la récente mission de la Banque mondiale venu prendre la mesure du programme de sortie de crise élaboré par le Premier ministre.
Fin février, la Banque mondiale a promis de soutenir le budget, à certaines conditions. Toutes n’ont bien sur pas été rendues publiques. Mais il est clair que si les bailleurs de fonds internationaux peuvent envisager de renouer avec la Guinée si le plan de lutte contre la pauvreté annoncé prend tournure, ils exigent aussi d’elle une rigueur budgétaire qui ne saurait voir des millions de dollars se muer en 4x4 virtuels ou bel et bien livrés. Ceci éclaire sans doute l’action du gouverneur de la Banque centrale contre deux personnalités proches du chef de l’Etat mais peut-être un peu trop voyantes dans les allées du pouvoir où rivalisent «dépensiers» et partisans d’une remise en marche de la machine économique.
par Monique Mas
Article publié le 18/03/2005 Dernière mise à jour le 18/03/2005 à 08:10 TU