Arménie
Il y a 90 ans, le génocide
(Photo: AFP)
De notre correspondante à Erevan
Lorsque, le 24 avril 1915, le pouvoir turc fait déporter 600 intellectuels arméniens d’Istanbul, l’Empire ottoman donne le coup d’envoi des déportations d’Arméniens sur tout le territoire. Motif invoqué : les Arméniens, minorité chrétienne concentrée dans les territoires de l’est anatolien, pourraient se rallier à l’armée russe, qui a enfoncé le front turc, alors que la Turquie est l’alliée de l’Allemagne dans le conflit mondial. Les soldats arméniens de l’armée ottomane sont désarmés et éliminés.
Dans les provinces orientales, il ne reste plus qu’à déporter femmes, enfants et vieillards vers le désert syrien. En route, affamés, ils sont massacrés dans des «sites abattoirs», selon l’expression des historiens, par les gendarmes encadrant les convois, et par les membres de l’Organisation spéciale appuyés par des tribus kurdes. Des dizaines de milliers de rescapés fuient vers l’Arménie orientale sous protection russe.
Les survivants des déportations ont donné naissance à la diaspora actuelle, de quatre à cinq millions d’âmes aujourd’hui. Quant à l’Arménie, indépendante depuis 1991, elle compte environ 3 millions d’habitants. Lorsque la mémoire arménienne se réveille dans les années 60, en Arménie soviétique comme dans la diaspora, la Turquie répond par la négation des faits. Selon les historiens turcs, il s’agirait de «massacres» qui sont le fruit d’éléments incontrôlés, et les pertes ne seraient pas de 1,2 à 1,5 million sur les quelque deux millions d’Arméniens ottomans, mais de 300 000 victimes au plus.
«Si on n’appelle pas 1915 un génocide, je me demande ce que l’on doit appeler un génocide»
La négation du génocide par Ankara et la transmission de la mémoire d’une génération arménienne à l’autre ont mobilisé la diaspora pour demander la reconnaissance du génocide par la Turquie et par le concert des nations. En 1987, le Parlement européen a pris une résolution dans ce sens. La France a fait de même en 2001. L’Arménie adresse la même demande à Ankara, sans en faire le préalable à l’établissement de relations diplomatiques entre l’Arménie et la Turquie, pas plus que pour la réouverture de la frontière commune, bloquée par la Turquie.
A l’occasion d’une conférence réunissant des historiens à Erevan ces derniers jours, Taner Akçam, l’un des rares historiens turcs à reconnaître le génocide et à en avoir fait l’objet de ses études, a réaffirmé que le génocide n’était pas à discuter, mais qu’il fallait œuvrer pour que les mémoires collectives arméniennes et turques se reconstruisent l’une l’autre. Le professeur stanbouliote Mourat Belgé a, lui, expliqué : «si on n’appelle pas 1915 un génocide, je me demande ce que l’on doit appeler un génocide (…) je ne suis pas coupable de ce qui est arrivé, mais je le serais si je restais silencieux, et si j’affirmais comme le fait la Turquie qu’il ne s’est rien passé». Pessimiste pourtant, Taner Akçam souligne que, selon lui, le génocide comme sa négation sont trop liés au nationalisme turc pour espérer la reconnaissance par l’Etat turc et l’engagement dans le devoir de mémoire.
En Arménie, les célébrations du 90e anniversaire sont avant tout placées sous le signe du recueillement. Les trois mots d’ordres, déclinés à travers tout le pays, sont «reconnaissance, condamnation, prévention». Le 23 avril au soir, les jeunes organisent une procession longue de plusieurs kilomètres entre le centre d’Erevan et le Mémorial du génocide; et, le 24 avril, comme chaque année, c’est l’Arménie entière, plus de nombreux membres de la diaspora, qui se rendra au Mémorial et s’inclinera devant la flamme du souvenir en y déposant quelques fleurs.
par Laurence Ritter
Article publié le 23/04/2005 Dernière mise à jour le 23/04/2005 à 11:24 TU